La convention judiciaire d’intérêt public élargie à l’environnement : un nouveau mode de gestion des risques ?
La conclusion d’une convention judiciaire d’intérêt public entre le parquet d’Épinal et Nestlé Waters, le 10 septembre dernier, alors que la société était accusée de tromperie sur son eau minérale et de forages illégaux, offre l’occasion de revenir sur cette procédure.
Par Sandie Lacroix-de Sousa, Maître de conférences HDR, Université d’Orléans, En détachement judiciaire
Qu’est-ce qu’une convention judiciaire d’intérêt public et pourquoi le dispositif a-t-il été élargi au secteur de l’environnement ?
Le 10 septembre 2024, en application des dispositions de l’article 41-1-3 du Code de procédure pénale, le président du tribunal judiciaire d’Épinal a validé un accord conclu quelques jours plus tôt entre le parquet et la société Nestlé Waters Supply Est. L’affaire est largement relayée dans les médias : tromperie sur le caractère naturel de l’eau minérale, déficit de la nappe phréatique lié à l’exploitation de forages non autorisés, préjudice écologique, sanctions financières ridiculement faibles par rapport au chiffre d’affaires annuel de la société commerciale… Au centre des débats, un accord judiciaire parfois présenté comme révélateur d’une « privatisation de la justice », désigné par un acronyme encore obscur et confidentiel : CJIP.
Le dispositif de Convention Judiciaire d’Intérêt Public, marqueur du mouvement de compliance qui irrigue actuellement le droit des affaires, a été importé en droit français par la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 visant à lutter contre la corruption. Il s’agit d’un outil de « maitrise du risque pénal » à disposition des sociétés souhaitant initialement transiger dans les faits de délinquance économique et financière. Techniquement, la CJIP s’inscrit – aux côtés de la composition pénale, de la transaction pénale ou de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) – dans un objectif d’« efficacité transactionnelle ». La CJIP permet à une personne morale de négocier avec le ministère public le paiement d’une amende et/ou la mise en place d’un programme de conformité en échange de l’extinction des poursuites, sans aucune déclaration de culpabilité de sa part. Cherchant à préserver les impératifs de compétitivité, la CJIP ne fait l’objet pour les personnes morales d’aucune inscription au bulletin n°1 du casier judiciaire évitant stratégiquement des exclusions de marchés à l’international. En matière de lutte contre la corruption, depuis l’entrée en vigueur de la loi « Sapin II », plus d’une vingtaine de CJIP mettant en cause de grands noms du secteur économique (HSBC, Airbus, Bolloré, LVMH…) ont déjà été rendues, principalement pour corruption et fraude fiscale, pour un montant total d’amendes versées au Trésor de plus de cinq milliards d’euros.
Apportant une réponse judiciaire mieux acceptée par les parties et surtout plus rapide et plus efficace, la CJIP a ensuite été étendue par le législateur à la matière environnementale, d’où la déclinaison en CJIPE. C’est la loi n°2020-1672 du 24 décembre 2020 qui est venue consacrer le dispositif. L’article 41-1-3 du Code de procédure pénale, récemment modifié par la loi n°2024-582 du 24 juin 2024, prévoit que la personne morale peut s’engager à une ou plusieurs des obligations suffisantes : « 1) verser une amende d’intérêt public au Trésor public. Le montant de cette amende est fixé de manière proportionnée, le cas échéant au regard des avantages tirés des manquements constatés, dans la limite de 30% du chiffre d’affaires moyen annuel calculé sur les trois derniers chiffres d’affaires annuels connus à la date du constat de ces manquements ; 2) régulariser sa situation au regard de la loi ou des règlements dans le cadre d’un programme de conformité d’une durée maximale de trois ans, sous le contrôle des services compétents du ministère chargé de l’environnement et des services de l’Office français de la biodiversité ; 2 bis) se dessaisir au profit de l’État de tout ou partie des biens saisis dans le cadre de la procédure ; 3) assurer, dans un délai maximal de trois ans et sous le contrôle des mêmes services, la réparation du préjudice écologique résultant des infractions commises ».
Face à un contentieux environnemental, technique et ardu, la CJIPE a pu être présentée comme le mécanisme emblématique de « la justice environnementale négociée » selon les termes de François Molins, fervent défenseur de l’accroissement des pouvoirs des magistrats en matière environnementale. Le dispositif peut être largement utilisé au bénéfice de personnes morales mises en causes pour un ou plusieurs délits prévus par le Code de l’environnement ainsi que pour des infractions connexes. Pour apprécier l’opportunité de sa mise en œuvre, le ministère recommande de prendre en considération des critères suivants : « les antécédents de la personne morale ; le caractère spontané de la révélation des faits ; le degré de coopération en vue de la régularisation de la situation et/ou de la réparation du préjudice écologique ». Fruits d’une négociation avec les sociétés, les sanctions ont plus de chance d’être comprises, acceptées et exécutées par elles.
La CJIPE consacre-t-elle une forme de privatisation de la justice environnementale ?
Dès les travaux parlementaires, la CJIPE a fait l’objet de vives critiques, notamment de Sherpa ou Anticor, au motif qu’elle constituerait un instrument stratégique placé au service de sociétés économiquement puissantes. Elle leur assurerait une forme d’impunité en leur offrant la possibilité de payer après avoir fraudé ; certains dénoncent « une justice à deux vitesses » permettant aux sociétés influentes d’acheter leur innocence,sans voies de recours possibles pour les victimes. Face aux critiques dénonçant une logique d’arrangements dans la procédure judiciaire française, il peut être rétorqué qu’il s’agit surtout d’un outil visant un traitement efficace et rapide des procédures ouvertes pour des atteintes graves à l’environnement, permettant de sanctionner pénalement des sociétés qui, jusqu’alors, n’étaient pas condamnées, d’un dispositif pragmatique permettant au contentieux environnemental de gagner en présence et en reconnaissance, d’un instrument judiciaire à la disposition des magistrats qui in fine, en toute indépendance et en toute impartialité, décident ou non de valider la convention négociée.
Quelles sont les pistes possibles d’amélioration pour rendre la CJIPE plus efficace ?
Depuis l’entrée en vigueur de la loi n°2020-1672 du 24 décembre 2020, vingt-cinq CJIPE ont été négociées et signées. Répertoriées sur le site du ministère de la Justice, elles concernent des infractions variées allant de la pollution de cours d’eau, à la pollution de l’air par des navires ou encore à des infractions aux règles encadrant l’activité des zoos. A l’analyse, les montants des amendes d’intérêt restent très faibles : 3000 euros, 7500 euros ; 42000 euros… bien loin des montants retenus dans le secteur bancaire et financier. Dans la toute première CJIPE initiée par le procureur de la République du Puy-en-Velay, l’usine de traitement des eaux ayant commis des faits de pollution a réglé une amende de 5000 euros alors que, pour les personnes morales, le délit de pollution des eaux est puni d’une amende pouvant aller jusqu’à 375 000 euros selon l’article L. 216-6 Code de l’environnement.
Parmi les critiques régulièrement avancées figure donc le montant trop faible des amendes négociées qui n’ont encore jamais atteint les 30% du chiffre d’affaires moyen de la société mise en cause. L’opacité de la procédure est également pointée du doigt : si la CJIPE est rendue publique, les négociations entre le procureur de la République et les personnes morales mises en cause restent, elles, protégées par le secret de la transaction.
Pour renforcer l’efficacité de la CJIPE, plusieurs pistes ont pu être proposées au titre desquelles se trouvent un meilleur accompagnement des magistrats et la diffusion de modèles détaillés visant à mieux apprécier chacune des obligations susceptibles d’être imposées aux sociétés mises en cause. Afin de recueillir toutes les informations utiles sur le contexte environnemental et les mesures de réparation les plus adaptées, les élus locaux pourraient encore être officiellement associés au dispositif. Enfin, la CJIPE conduit également à s’interroger sur les acteurs de la justice environnementale. S’il existe en matière bancaire et financière, des régulateurs (Autorité Française Anticorruption, Autorité des marchés financiers, Autorité de contrôle prudentiel et de résolution) ainsi qu’un Parquet National Financier, il manque encore, à l’échelle nationale, un régulateur environnemental, unique, doté d’une gouvernance stable et transparente, chargé de diligenter des contrôles sur place et sur pièces et un Parquet National Environnemental en charge de l’efficacité de l’action judiciaire en matière de lutte contre les infractions au droit de l’environnement.