Par Joël Andriantsimbazovina, Agrégé des facultés de droit, professeur à l’Ecole de droit de Toulouse, Institut de Recherche en Droit Européen, International et Comparé

Pourquoi certains Etats adhérents entendent-ils limiter le pouvoir d’interprétation de la CEDH ?

Si la contestation politique de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) n’est pas inédite, c’est la première fois que plusieurs chefs de gouvernement (Autriche, Belgique, Danemark, Estonie, Italie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République Tchèque) interpellent ainsi publiquement la CEDH, les institutions du Conseil de l’Europe et les autres Etats membres de celui-ci. Initiée par Giorgia Meloni, Première ministre d’Italie, et Mete Frederiksen, Première ministre du Danemark, cette lettre s’inscrit dans un contexte mondial de double réfutation, par certains courants politiques, des juges et de l’immigration aux motifs que les juges limiteraient la capacité des gouvernants à prendre des décisions politiques et que l’immigration menacerait la sécurité et la démocratie.

Le mythe du gouvernement des juges est accentué concernant la CEDH car celle-ci est une juridiction européenne et une juridiction des droits de l’homme. Sa dimension européenne constituerait un danger pour la souveraineté nationale, son envergure « droits de l’homme » protégerait les minorités et les délinquants au détriment de la majorité et des victimes d’actes criminels. Dans la mesure où la CEDH interprète la Convention « à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui » (CEDH, Airey c. Irlande, 9 oct. 1979, § 26 ), cette interprétation évolutive de la Convention est accusée d’aller trop loin en faveur des minorités, des étrangers et des étrangers criminels au détriment des intérêts de la majorité des citoyens et des gouvernants élus par la majorité.

Les droits garantis par la Convention bénéficiant à tous les êtres humains sans discrimination, les Etats sont tenus de les respecter sans distinction de nationalité. En fonction des circonstances des espèces, les Etats adhérents peuvent être condamnés pour violation de ces droits, par exemple en cas de déni de justice flagrant dans le pays de destination d’un étranger expulsé (par ex : CEDH, Harkins c. Royaume-Uni (déc.), 15 juin 2017 ). Certains Etats adhérents souhaitent soustraire au contrôle de la CEDH certaines mesures nationales visant les étrangers, comme les refoulements sommaires à la frontière (push-backs), l’externalisation des demandes d’asile dans un pays tiers comme le Rwanda, le Kosovo ou l’Albanie et le choix du pays de destination des étrangers éloignés.

Toutes ces mesures étant soumises à la fois à un contrôle du juge national et à un contrôle de la CEDH, certains courants politiques apprécieraient de soumettre tous les juges au pouvoir politique. Du fait de son intervention ultime après l’épuisement des voies de recours internes, la CEDH se trouve donc dans leur collimateur.

Les critiques du pouvoir d’interprétation de la CEDH, en général, et en matière de droit des étrangers, en particulier, sont-elles fondées ?

Le pouvoir d’interprétation de la CEDH comme celui de tout juge est légitimement soumis à la critique. Il est exercé dans le cadre d’une affaire soumise au juge, il débouche toujours sur une solution qui sera défavorable à l’une des parties. La partie perdante sera plus encline à critiquer le pouvoir d’interprétation du juge qui lui a donné tort. A fortiori, quand la partie déboutée est un Etat, celui-ci est tenté de faire valoir la souveraineté étatique pour échapper au contrôle du juge. Mais il y a une différence entre les critiques et la remise en cause politique du pouvoir d’interprétation du juge. Les premières sont légitimes, la seconde constitue une atteinte au fondement même du principe de prééminence du droit qui figure dans le préambule de la Convention.

Le principe de prééminence du droit, équivalent de l’Etat de droit, est l’expression de la démocratie, unique modèle politique compatible avec la Convention Européenne des Droits des l’Homme (CEDH, Parti communiste unifié de Turquie, 30 janv. 1998 ,§45). La démocratie libérale ainsi évoquée n’est pas limitée à l’élection des gouvernants, elle comprend la limitation du pouvoir politique par les droits et les libertés des individus proclamés par la Constitution et par des conventions de protection des droits de l’homme librement élaborées et ratifiées par les Etats. Cette mission de contrôle du pouvoir politique à l’aune des droits et des libertés relève des juges.

Dans cette optique, les Etats qui ont ratifié la Convention considèrent que « le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, et que l’un des moyens d’atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (Préambule de la Convention). Pour ce faire, les Etats adhérents à la Convention ont souverainement confié à la CEDH la compétence « d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes parties contractantes de la Convention et de ses protocoles » (article 19 de la Convention) ; ils ont souverainement admis que « la compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses protocoles qui lui seront soumis (…) » (article 32 de la Convention). La limitation de cette compétence n’est pas impossible, mais elle doit se faire en prenant en compte les buts et les valeurs proclamés par les Etats membres du Conseil de l’Europe dans le préambule de la Convention. C’est ainsi que la velléité du Royaume-Uni et de certains Etats comme le Danemark de réduire drastiquement le pouvoir d’interprétation de la CEDH par une révision du préambule de la Convention a accouché d’une souris. En effet, si les Etats adhérents sont les garants du respect des droits et libertés définis par la Convention et ses protocoles au nom du principe de subsidiarité et s’ils « jouissent d’une marge d’appréciation », ils le font « sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme » (amendement de la Convention par le Protocole n°15 du 24 juin 2013, entré en vigueur le 1er août 2021).

Au regard des bases et de la philosophie de la Convention, l’interpellation politique de la CEDH au nom de l’attachement aux valeurs des droits de l’homme et de la recherche d’un équilibre entre d’un côté, la sécurité de la majorité des citoyens, et de l’autre côté, les libertés des migrants relève de l’hypocrisie et de la démagogie. Comme le dénonce justement Alain Berset, secrétaire général du Conseil de l’Europe, « débattre est sain, politiser la Cour ne l’est pas. (…) aucun pouvoir judiciaire ne devrait être soumis à des pressions politiques » « ce n’est pas en affaiblissant la justice que l’on règle un problème politique ».

Dans son ADN même, la CEDH recherche en permanence l’équilibre entre d’un côté, la souveraineté des Etats à travers la préservation de la sécurité et la protection de l’ordre public, et de l’autre, la protection des droits et des libertés des individus. Elle octroie une large marge d’appréciation aux Etats adhérents pour lutter contre les fléaux du terrorisme, des crimes organisés, de la traite des êtres humains et du hooliganisme, à tel point que l’on peut critiquer certaines régressions jurisprudentielles rampantes de la CEDH.

La lettre ouverte dénonce des situations qui ne correspondent pas à l’économie générale de la jurisprudence de la CEDH. Le principe en matière de contentieux des étrangers est clair : «  (…) suivant un principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée et le séjour des non-nationaux sur leur sol. La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier (…). De plus, en matière d’immigration, l’article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les couples mariés, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays » (CEDH, M.A. c. Danemark, 9 juill. 2021, §§ 131-132). Ce n’est qu’en fonction des espèces que les mesures étatiques concernant les étrangers peuvent porter atteinte à des droits garantis par la CEDH (ex : CEDH, Martinez Alvarado c. Pays-Bas, 10 déc. 2024 : à propos d’un étranger lourdement handicapé qui dépendait de ses sœurs résidant dans l’Etat d’accueil concernant les soins et l’assistance nécessaires).

Plus encore, en matière d’éloignement, hormis les cas particuliers du risque de violation d’un droit intangible et insusceptible de dérogation (notamment l’interdiction de la peine de mort et l’interdiction de la torture, des peines et traitements inhumains ou dégradants, l’interdiction de l’esclavage et de l’exploitation de l’être humain), on ne saurait dire que la jurisprudence européenne soit structurellement et systématiquement favorable aux étrangers délinquants et criminels (par ex : CEDH, Mirzoyan c. République Tchèque, 16 mai 2024 : le refus de renouvellement de permis de séjour de longue durée pour motif professionnel et familial ne viole pas l’article 8 de la Convention car le requérant est considéré comme une menace pour la sécurité nationale et l’ordre public).

Quelles sont les conséquences et les suites éventuelles de cette lettre ouverte ?

Les conséquences politiques sont variables. Les chefs de gouvernement, auteurs de la lettre, espèrent d’une part profiter du soutien d’une partie de l’opinion déjà réservée et hostile à l’immigration, d’autre part infléchir à nouveau la jurisprudence de la CEDH en matière d’immigration. Depuis l’entrée en vigueur du protocole n°15, la CEDH n’a pas été insensible à cette tendance. Cependant, il n’est pas certain qu’elle puisse aller plus loin sans saper les fondations de la Convention et renier la mission de sauvegarde et de développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui lui est confiée par les Etats eux-mêmes. Il n’est pas anodin que certains Etats dont la France, qui ont parfois refusé d’appliquer les arrêts et les mesures provisoires de la CEDH, n’aient pas signé la lettre ouverte. Il est salutaire que le secrétaire général du Conseil de l’Europe ait dénoncé la lettre ouverte au moins dans sa méthode. Ces éléments indiquent qu’une nouvelle révision de la Convention afin de réduire à nouveau le pouvoir d’interprétation de la CEDH n’est pas à l’ordre du jour ; en tout cas, elle n’a que peu de chance de prospérer.