Existe-t-il une notion juridique de « tradition républicaine » française ?
La tradition est davantage ancrée dans la culture ou dans l’histoire que dans le droit, et il peut même paraître incongru de la voir s’inviter au rang de source de droit, peut être comme une version minorée de la coutume. Elle ne s’impose pas comme une norme, mais comme une voie d’interprétation.
Par Jean-Pierre Camby, Docteur en droit, HDR Université de Paris Saclay
De quand date cette notion de « tradition républicaine » ?
La notion de « tradition constitutionnelle républicaine » tire son origine de l’avis n° 60497 du 6 février 1953 du Conseil d’Etat, qui porte sur l’article 13 de la Constitution de la IV e République selon lequel : « l’Assemblée nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit », destiné à empêcher les décrets lois. Le Conseil d’Etat s’y réfère afin de circonscrire l’application de cette interdiction seulement à un domaine législatif « par nature » : « Considérant… que certaines matières sont réservées à la loi soit en vertu des dispositions de la Constitution, soit par la tradition constitutionnelle républicaine résultant notamment du Préambule de la Constitution et de la Déclaration des droits de l’homme de 1789…». Seul ce domaine législatif par nature ne pouvait être délégué au gouvernement à la différence du domaine législatif par détermination de la loi, pour lequel le Parlement pouvait continuer à autoriser le gouvernement à intervenir.
La référence à la « tradition républicaine » justifie alors une restriction du champ d’une disposition constitutionnelle dont la rédaction est pourtant de portée générale. C’est à la lueur d’une tradition qu’est alors interprétée la Constitution. Sous la Ve République, la notion va être plus fréquemment sollicitée.
Est-elle fréquemment utilisée ?
Vingt-deux décisions du Conseil constitutionnel y font référence. Il arrive que la loi déférée comporte l’expression : la mention relève alors de l’appréciation de la constitutionnalité de cette expression. On citera évidemment, et intégralement sur ce point la célèbre décision QPC n° 2021-271 QPC du 21 septembre 2012 dite « corridas » : « Considérant que le premier alinéa de l’article 521-1 du code pénal réprime notamment les sévices graves et les actes de cruauté envers un animal domestique ou tenu en captivité ; que la première phrase du septième alinéa de cet article exclut l’application de ces dispositions aux courses de taureaux ; que cette exonération est toutefois limitée aux cas où une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ; qu’en procédant à une exonération restreinte de la responsabilité pénale, le législateur a entendu que les dispositions du premier alinéa de l’article 521 1 du code pénal ne puissent pas conduire à remettre en cause certaines pratiques traditionnelles qui ne portent atteinte à aucun droit constitutionnellement garanti ; que l’exclusion de responsabilité pénale instituée par les dispositions contestées n’est applicable que dans les parties du territoire national où l’existence d’une telle tradition ininterrompue est établie et pour les seuls actes qui relèvent de cette tradition ; que, par suite, la différence de traitement instaurée par le législateur entre agissements de même nature accomplis dans des zones géographiques différentes est en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ; qu’en outre, s’il appartient aux juridictions compétentes d’apprécier les situations de fait répondant à la tradition locale ininterrompue, cette notion, qui ne revêt pas un caractère équivoque, est suffisamment précise pour garantir contre le risque d’arbitraire » .
S’agissant de l’emploi du terme dans la loi la notion n’est donc pas équivoque. Elle correspond à une pratique ancienne, à une continuité, à une généralité d’usage qui constituent autant de marques de la norme de droit. Dans le même sens on peut citer l’article L424-4 du Code de l’environnement qui vise « l’utilisation des modes et moyens de chasse consacrés par les usages traditionnels », dérogatoires.
Peut-elle être une source en droit constitutionnel ?
On entre alors dans le champ de l’interprétation de la norme, qui revêt une grande importance en droit constitutionnel, comme en témoigne le précédent de 1953, puisqu’elle joue un rôle sur le fonctionnement des institutions. Ainsi par exemple le 29 août 1984, François Mitterrand répond-il à son prédécesseur lequel fait l’objet d’une demande d’audition devant la commission d’enquête sur les avions renifleurs : « Il me paraît clair que, en vertu d’une longue et constante tradition républicaine et parlementaire, confirmée par la Constitution du 4 octobre 1958, et notamment par ses articles 18 et 68, premier alinéa, la responsabilité du Président de la République ne peut être mise en cause devant le Parlement. Cette immunité s’applique au Président de la République non seulement pendant toute la durée de ses fonctions, mais également au-delà pour les faits qui se sont produits pendant qu’il les exerçait ». Même si l’article 68 de la Constitution a depuis lors changé, le mode de raisonnement demeure intact : la « longue et constante » tradition républicaine, c’est tout simplement ici, autrement nommée, l’irresponsabilité pénale du chef de l’État pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions, laquelle constitue une marque de la séparation des pouvoirs.
La séparation des pouvoirs et la « tradition républicaine » sont-elles assimilables ?
Les deux notions se recoupent, mais elles n’ont pas exactement la même signification, ni la même portée. La séparation des pouvoirs est l’objet même de toute Constitution : définir l’existence, les compétences et le statut de chaque institution relève de la Constitution. L’article XVI de la Déclaration des droits de l’homme l’affirme dans une formule dépourvue de toute ambigüité : toute Constitution doit « déterminer » la séparation des pouvoirs, et « assurer la garantie » des droits. À suivre Montesquieu, la séparation des pouvoirs entraine mécaniquement le respect des libertés individuelles.
La notion de tradition républicaine est plus imprécise, elle ne couvre pas toute répartition des pouvoirs. Ainsi, par exemple, l’incompatibilité entre l’exercice du mandat parlementaire et une fonction ministérielle prévu par l’article 23 de la Constitution, dont on a vu les conditions d’application récente (CE 18 octobre 2024 n°496362, 496532), ne correspond nullement à une tradition républicaine, mais au contraire à une rupture par rapport aux pratiques antérieures, relevée de manière accentuée lors de travaux du comité consultatif constitutionnel (V. documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution , D Maus, documentation française tome III pp. 217 ou 539, et la réponse du général de Gaulle « le Parlement demeurera c’est sûr l’école normale des hommes qui pratiquent la vie publique » p. 303) . Ce n’est pas le seul exemple. On peut aussi citer le quinquennat qui ne s’inscrit pas dans une tradition républicaine pourtant ininterrompue depuis les origines de la IIIe République, c’est-à-dire la loi du 20 novembre 1873. La tradition peut donc être remise en question par un texte ou une décision contraire. Mais au moins oblige-t-elle à motiver d’une manière accentuée le changement, puisqu’elle impose de remettre en question une stabilité communément admise. Dans les pays de Common Law, la force de la tradition, qui se traduit en conventions de la Constitution, est plus difficile encore à remettre en cause. Lorsqu’un texte comme le Fixed Term Act Parliament entend encadrer, en 2011, les pratiques de dissolution en Grande Bretagne, celles-ci sont si fortement liées au fonctionnement même du régime qu’elles conduisent à l’abrogation de ce texte en mars 2022.
En France, la tradition d’une règle constitutionnelle ne s’impose que jusqu’à ce qu’elle soit remise en cause : elle ne garantit pas la stabilité des modes de scrutin, même l’année précédant un scrutin (règle légale à laquelle il peut donc être dérogé : Cons. const. 21 février 2008, n° 2008-563 DC et 8 janvier 2009, n° 2008-573 DC), les droits de l’opposition parlementaire, ni ne détermine la place effective du Chef de l’Etat, qui dépend d’autres causes, constitutionnelles électives ou politiques.
Et pourtant, la tradition républicaine est utilisée par le juge.
Elle l’est souvent parce qu’elle conforte une décision par laquelle le juge constate, au nom de la séparation des pouvoirs, qu’il n’est pas compétent en matière d’actes de gouvernement ou d’actes parlementaires. C’est alors un critère organique, celui de l’institution qui exerce une mission de souveraineté, qui justifie l’injusticiabilité.
La référence à la « tradition républicaine » par le juge confirme la portée de la séparation des pouvoirs. Tel est le cas pour les nominations au sein des assemblées : « la désignation, par l’Assemblée nationale, de son Président et des autres membres de son Bureau se rattache à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement. Il en résulte qu’en vertu de la tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs, il n’appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs à ces désignations » ( Conseil d’État, 10ème – 9ème chambres réunies, 18/10/2024, 496622 ) . La même injusticiabilité s’applique devant le Conseil constitutionnel, autrement justifiée : « Aucune disposition de la Constitution ou d’une loi organique prise sur son fondement ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour statuer sur une telle demande » (Conseil constitutionnel, n° 2024-60 ELEC du 12 septembre 2024,Mme Marine LE PEN ).
Cela vaut pour les actes parlementaires, lesquels, pris par une Chambre ou une autorité interne à celle-ci relèvent de sa mission constitutionnelle : « le rapport d’une commission d’enquête parlementaire et les actes adoptés par cette commission pour l’exercice de sa mission ainsi que l’acte par lequel le président de l’Assemblée nationale rend public un tel rapport sont indissociables de la fonction parlementaire de contrôle dont les commissions créées par cette Assemblée et les rapports qu’elles élaborent, notamment en vue de les rendre publics, sont l’un des éléments. Il en résulte qu’en vertu de la tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs, ils échappent de ce fait par nature au contrôle du juge administratif. » (Conseil d’État, 10ème chambre, 21 mai 2024, 490744, Inédit au recueil Lebon, confirmant CE 16 avr. 2010, Fédér. chrétienne des témoins de Jehova France, no 304176, Lebon 114, Dr. adm. juin 2010, note F. Melleray).
Les sanctions, prévues par le règlement, infligées aux Parlementaires relèvent également par tradition du même régimes d’injusticiabilité, même si elles portent atteinte à la liberté d’expression des intéressés (Conseil d’État, 10ème – 9ème chambres réunies, 24 juillet 2023, 473409, Inédit au recueil Lebon et même date , 473588, et 471482 V. AJDA 23 octobre 2023 1907).
Le Conseil constitutionnel, quant à lui, n’applique pas le même raisonnement. Puisqu’il juge de la loi ou du traité, Il n’est pas nécessaire pour le juge constitutionnel de recourir à une « tradition » pour motiver une injusticiabilité pour d’autres décisions, puisqu’il ne dispose que d’une compétence d’attribution : il lui suffit alors de constater qu’aucun texte ne lui permet de statuer sur l’acte transmis.
Cette notion, constitutionnelle, limite la compétence du juge au nom de la séparation des pouvoirs. Permet-elle, plus généralement, de donner corps à une tradition, source de droits ?
La référence peut, au plan plus général, jouer le rôle d’une argumentation qui conforte le raisonnement, par exemple pour constater le fait qu’un projet de loi est précédé d’un exposé des motifs : le dispositif qui l’affirme « consacre ainsi une tradition républicaine qui a pour objet de présenter les principales caractéristiques de ce projet et de mettre en valeur l’intérêt qui s’attache à son adoption » (Cons. const. 9 avril 2009 n° 2009-579 DC cons . 11), référence partagée par le conseil d’État s’agissant des projets de loi soumis à référendum (CE 15 avril 2009 n° 278920). Elle sert surtout à ériger un principe fondamental reconnu par les lois de la République, dont la constance d’application ininterrompue est l’un des critères, par exemple pour l’application, depuis 1919, de règles particulières applicables en Alsace Moselle (Conseil constitutionnel 5 août 2011, n° 2011-157 QPC). Mais comme source de référence, elle va bien au-delà de ces principes, justifiant par exemple l’interdiction d’un spectacle portant atteinte « au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine » (CE 9 janvier 2014 n° 374508). La référence n’est pas indispensable, mais elle conforte utilement la décision.
On ne peut pas considérer pour autant la « tradition républicaine » comme une source immuable de droit. D’abord, il se trouve bien des cas dans lesquels elle est écartée, surtout lorsque la séparation des pouvoirs n’est pas en jeu. Ainsi, alors qu’ existait historiquement une tradition républicaine de liberté des parents d’enseigner à domicile sous le contrôle de l’Etat, liberté reconnue depuis l’article 4 de la loi Ferry du 28 mars 1882, la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 2021 (n° 2021-823 DC) n’a pas vu dans cette constance législative une « composante » de la liberté d’enseignement mais seulement une de ses « modalités », justifiant alors la mise en place d’un régime d’ autorisation préalable de demandes strictement motivées et contrôlées. La notion n’est utilisée, dans le cadre de la garantie des droits, que lorsqu’elle confirme le raisonnement suivi et non lorsqu’elle le contredit.
Ensuite, il est des cas dans lesquels elle n’est même pas citée alors qu’elle pourrait l’être. Il est ainsi frappant que la reconnaissance du principe de fraternité (Conseil constitutionnel 6 juillet 2018 n°2018-717 QPC) ne s’appuie sur aucune « tradition », mais sur un « idéal » transcrit dans la devise de la République.
Constitue-t-elle une norme juridique ?
Pas au sens d’une norme impérative. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel a jugé que la tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée « qu’autant qu’elle aurait donné naissance à un principe fondamental reconnu par les lois de la République » (Cons. const. 20 juillet 1988, n° 88-244 DC, 21 février 2008, n° 2008- 563 DC, ou 11 octobre 2024, n°2024-1106 QPC, Cmne d’Istres). En dehors de ce cas, où elle participe de la reconnaissance d’une catégorie juridique précise, elle est plutôt référence à une continuité historique que l’on veut mettre en exergue. Elle ne procède pas d’un constat objectif. La même « tradition républicaine » n’empêche donc pas des revirements de jurisprudence, que la référence au passé devrait par principe éviter, comme ce fut le cas pour la prise en compte du temps de parole du chef de l’Etat (CE 13 mai 2005, Hoffer n°279259 et 8 avril 2009 n° 311136 : « en raison de la place qui, conformément à la tradition républicaine, est celle du chef de l’Etat dans l’organisation constitutionnelle des pouvoirs publics, le Président de la République ne s’exprime pas au nom d’un parti ou d’un groupement politique » avant d’admettre, dans le second cas, que « compte tenu du rôle qu’il assume depuis l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958 dans la définition des orientations politiques de la Nation » les interventions du chef de l’Etat relèvent aussi de l’expression d’une opinion politique). Les questions sont souvent sensibles par ce qu’elles renvoient au débat politique et suscitent l’intérêt (par exemple sur la décision que l’on vient de citer : concl. de Salins à la RFDA 2009 p.351 , A Roblot Troizier RFDA 2009 p.580, S J Lieber AJDA 2009 p,1069 B. Barraud, Pouvoirs n° 2012 121, et notre article RDP 2009 n°6 p. 1705) et la référence inchangée, n’empêche pas des aménagements juridiques distincts.
Ainsi, « la tradition … essentiellement définie comme une puissance de l’imaginaire et de l’affectivité, « présence magique » du passé dans les esprits, demeure consubstantiellement dépendante des péripéties, des vicissitudes et des ruptures de la vie sociale : immuable, quand le groupe qui en est le gardien conserve sa cohésion et sa durée, condamnée à l’effacement quand le groupe s’effrite et se disloque » affirme Raoul Girardet (Pouvoirs n° 42 p.15 ) .
Ce débat rejoint-il celui qui oppose les partisans du seul respect du texte par le juge et ceux qui, « contextualistes » ou militant pour un « droit vivant », estiment que les normes de référence doivent tenir compte du contexte dans lequel elles s‘appliquent ?
Oui. La tradition républicaine est non une garantie des droits ou de la séparation des pouvoirs en elle-même, mais un référentiel utile au juge. Ce dernier y recourt à des fins essentiellement symboliques, mettant alors en évidence le fait que la référence n’a pas changé, ce qui justifie d’autant la décision. Mais cette mention n’empêche en rien, ensuite, des aménagements constitutionnels ou juridiques différents selon l’évolution des « vicissitudes et des ruptures de la vie sociale », aujourd’hui bien nombreuses.