Par Pauline Türk, Professeur de droit public, Université Côte d’azur

« Juridiquement inutile » (1),  « fausse bonne idée » (2), « ni « justifiée ni pertinente » (3), « absurdité » résultant d’une « inculture juridique » (4) : la réforme tendant à constitutionnaliser la liberté de recourir à l’IVG reposerait « sur une erreur de perspective qui pourrait s’avérer fatale » (5) ; elle pourrait « fragiliser tant la protection de l’embryon que la liberté de conscience des soignants » (6) ; elle serait « lhorizon indépassable d’une société ignorante de la décence commune » (7), elle « rigidifierait » la liberté existante, « sans la rendre plus effective » (8).   D’autres, en revanche, considèrent que l’enjeu est majeur : il s’agit à la fois de « consacrer la liberté des femmes et l’égalité entre les femmes et les hommes », et de sécuriser la liberté des femmes de pouvoir choisir – ou pas – de devenir mères, puisqu’il leur revient « d’assumer seules la charge spécifique de la grossesse et de l’accouchement » (9). On pourrait alors se « réjouir de l’avancée que constituerait une telle garantie de ce droit fondamental » (10), une inscription dans la Constitution permettant de « garantir la pérennité des droits reproductifs » (11).  

On le constate : le projet de réforme constitutionnelle suscite autant de débat chez les constitutionnalistes qu’au Parlement. Cette liberté de la femme n’est jamais remise en cause évidemment, mais, selon les cas, c’est le principe même, ou bien les modalités de cette constitutionnalisation qui font débat, sur le terrain juridique.  

Les enjeux : trois dimensions du débat juridique 

Sur le terrain juridique, depuis le dépôt de propositions de lois constitutionnelles récentes sur le sujet, jusqu’à l’examen du projet de loi constitutionnelle n° 1983, actuellement en débat, trois types d’arguments, principalement, ont été échangés. 

Le premier touche à la conception même de ce qu’est une Constitution. Pour les uns, « le droit à l’IVG n’a rien à faire dans la Constitution » (12) puisque « les questions sociétales n’ont rien à faire dans la loi fondamentale » (13), laquelle « n’est pas un catalogue de droits sociaux et sociétaux » (14).  La réforme s’inscrirait dans une « conception idéologique de la Constitution », qui ne « peut-être le réceptacle des questions sociétales » (15). Pour d’autres, cependant, la réforme se justifie, précisément, par les « fonctions symboliques de la constitution », laquelle « symbolise le contrat social et fonde la communauté politique », ce qui justifie que, après la laïcité ou la parité, le droit ou la liberté d’avorter puisse y trouver sa place (16). La Constitution est-elle le texte fondateur du pacte social, où devraient figurer les valeurs et symboles principaux auxquels les citoyens sont attachés, appelés à guider les pouvoirs publics et à inspirer le fonctionnement de la société politique ? La Constitution ne serait-elle que la norme suprême composée de règles contraignantes se limitant à organiser et encadrer les institutions de gouvernement et le fonctionnement de l’Etat de droit ?  La constitutionnalisation des « questions sociétales » paraît plus en adéquation avec la première conception, mais les deux approches admettent, et même nécessitent, l’inscription des droits et libertés dans la Constitution.  

Un deuxième clivage ressort de l’utilité que l’on prête – ou non – à l’inscription de la liberté d’avorter dans la Constitution, sur le terrain de son effectivité et de sa pérennité. Autrement dit, les avis sont partagés selon le niveau de garantie que l’on considère comme déjà assuré par l’état du droit et par la jurisprudence constitutionnelle. Le débat ouvert en 2023 pourrait révéler une « perte de confiance dans la capacité du juge constitutionnel » (17) à préserver ce droit face aux remises en causes potentielles, là où d’autres considèrent la jurisprudence constitutionnelle existante – issue notamment des décisions 2001-446 DC et  2017-747 DC – comme aussi protectrice que le serait l’ajout d’une nouvelle disposition à l’article 34 visant la compétence du législateur pour organiser, déterminer les conditions, ou garantir la liberté d’avorter. 

Un troisième point de cristallisation du débat tient à l’emplacement (article 1er de la Constitution, article 34, article 66-2, ou charte dédiée), et finalement à la formulation retenue, selon la distinction que l’on parvient ou non à établir entre un « droit », une « liberté » et une « liberté garantie ». On le sait, le débat a porté successivement sur l’inscription d’un droit garanti à recourir à l’IVG adopté à l’Assemblée nationale, puis d’une liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse, dans la version votée par le Sénat (18), et enfin d’une « liberté garantie à la femme » (19). Alors que les uns s’inquiètent de la consécration d’un droit-créance, élargissant les obligations des pouvoirs publics, d’autres rejettent une consécration a minima sous la forme d’une liberté que le législateur serait invité à encadrer. Si la distinction entre droit et liberté peut être relativisée, la mention d’une « liberté garantie », « objet juridique non identifié », ouvrirait une nouvelle catégorie. Et si la liberté des unes devait être mieux garantie, qu’en serait-il du statut des autres droits et libertés mis en balance, telles la liberté de conscience des personnels médicaux, ou la dignité de la personne humaine dès le commencement de la vie ? 

L’opportunité : trois finalités politiques 

La volonté politique d’inscrire dans la Constitution de 1958 la liberté de recourir à l’IVG résulte, on le sait, de plusieurs préoccupations.  

D’abord, de façon conjoncturelle, le débat est, pour partie, une conséquence de la remise en cause de cette liberté aux Etats-Unis (Cour suprême 24 juin 2022 Dobbs v. Jackson Women’s Health). Mais la fragilité de ce droit est également illustrée par les difficultés rencontrées pour le faire admettre dans certains pays européens (Irlande, Malte) et par sa remise en cause dans d’autres,  comme la Hongrie (décret du 15 septembre 2022) ou la Pologne (décision du Tribunal constitutionnel du 22 octobre 2020) (20). A travers le monde, l’interruption volontaire de grossesse reste interdite dans de nombreux états d’Afrique ou d’Amérique latine, et difficile d’accès dans la majorité des Etats qui la permettent ou la tolèrent, pour des motifs liés aux délais ou aux conditions dans lesquelles elle peut être pratiquée, ou à l’accès aux professionnels de santé qui acceptent d’y procéder.  

Ensuite, si cette liberté, attachée au droit de la femme de disposer de son corps, semble fermement ancrée dans notre système juridico-politique, rien ne garantit que les débats sur le sujet soient définitivement clos. Les discussions autour de l’extension à l’IVG du délit d’entrave ou de l’allongement du nombre de semaines, la désinformation sur les réseaux sociaux, le souhait d’éviter l’organisation d’une campagne référendaire sur le sujet (ayant conduit en 2023 au dépôt d’un projet de loi constitutionnelle en lieu et place d’une proposition de loi constitutionnelle) montrent que les opposants à l’IVG restent nombreux et mobilisés. Les conditions d’accès à l’IVG restent très inégales sur le territoire (21). Et si le risque d’une remise en cause, par une majorité parlementaire un jour défavorable, paraît pour l’instant limité, il n’est pas nul : certains partis politiques montants ne cachent pas leur faible attachement à cette liberté de la femme. Puisque la protection conférée par la loi ordinaire a un caractère « réversible et limité » (22), l’objectif du gouvernement est donc « d’encadrer l’office du législateur afin qu’il ne puisse interdire tout recours à l’interruption volontaire de grossesse ni en restreindre les conditions d’exercice de façon telle qu’il priverait cette liberté de toute portée » (23)

Enfin, le projet de loi constitutionnelle à l’étude permettrait d’adresser un « message universel » en faveur de la liberté des femmes de disposer de leur propre corps et de l’égalité homme/femme. Citant Simone de Beauvoir, le Président de la République soulignait qu’il « suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis » (24). Il avait d’abord préconisé, pour prévenir toute régression, l’inscription du droit de recourir à l’IVG dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, mais c’est finalement la Constitution française qu’il s’agit maintenant de compléter. Cela constituerait un précédent de nature à inspirer d’autres pays, dans une période où les droits des femmes sont souvent contestés et menacés. 

Les effets attendus : trois bénéfices d’une constitutionnalisation de la liberté de la femme de recourir à l’IVG 

Renforcer le niveau de protection 

La liberté des femmes de recourir à une interruption volontaire de grossesse serait déjà suffisamment garantie par le Conseil constitutionnel : tel serait l’argument principal aboutissant à conclure à l’inutilité de la révision constitutionnelle. Ainsi, constitutionnaliser cette liberté n’apporterait « strictement aucune plus-value » par rapport au droit existant (25), n’améliorerait pas « le niveau de protection juridique », la constitutionnalisation ne valant pas fondamentalisation, en particulier s’il s’agit d’une « inscription hémiplégique » (26) sous la forme d’une compétence du législateur pour organiser cette « liberté », même « garantie ». 

Pourtant, comme l’a constaté le Conseil d’État dans son avis du 12 décembre 2023, « la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse ne fait aujourd’hui l’objet d’aucune consécration en tant que telle dans la Constitution française, dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et ses protocoles additionnels ou en droit de l’Union européenne. Elle n’est pas davantage consacrée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice de l’Union européenne ».  

C’est sur le fondement de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 que le Conseil constitutionnel protège la liberté de la femme de disposer de son corps. Dans ses décisions successives, il s’assure que le législateur a assuré un équilibre, une conciliation acceptable entre le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et la « liberté de la femme » qui découle de l’article 2 de la Déclaration (Décisions 2001-446 DC du 27 juin 2001, Décision n° 2015-727 DC du 21 janvier 2016 et n° 2017-747 DC du 16 mars 2017). La protection assurée par le Haut Conseil dépend donc de l’interprétation d’une disposition très générale de la Déclaration de 1789 qui vise la « liberté » parmi « les droits naturels et imprescriptibles de l’homme ». Cette « disposition à tout faire » sert d’ailleurs de fondement à d’autres droits, tel le droit au respect de la vie privée (27) ou le droit à la protection des données personnelles (28).  

Certes, le Conseil constitutionnel a pris l’habitude de pallier les silences de la Constitution. Il recherche, faute de catalogue des droits fondamentaux, des dispositions utiles dans la constitution, son préambule et surtout dans les textes constitutionnels antérieurs. Il y trouve en effet, selon l’objectif, des fondements pour la création de principes variés (dignité, fraternité, gratuité de l’enseignement supérieur) et pour la protection de droits nouveaux (liberté d’accès aux services de communication en ligne, droit à la protection des données personnelles par exemple) au risque, d’ailleurs, de neutraliser la portée de certains droits émergents. Et certes, on ne saurait craindre un improbable revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel, dont l’office n’est pas comparable à celui de la Cour suprême américaine.  

Cependant, on connaît sa prudence lorsqu’il est confronté à une loi portant sur une question « sociétale » (bioéthique, fin de vie, mariage pour tous), ce qui le conduit à rappeler, chaque fois, par une fameuse « réserve d’opportunité », qu’il ne dispose pas d’un « pouvoir général dappréciation et de décision de même nature que celui du Parlement », ce qui lui interdit d’interférer dans les choix politiques et sociétaux relevant du législateur. On imagine donc la fragilité de sa position, s’il se voyait chargé du contrôle d’une loi qui viendrait effectivement restreindre l’accès à l’avortement, et non le renforcer comme ce fut le cas des adaptations successives de la loi Veil, depuis 1975. A partir de quel type de restriction sortirait-il de sa réserve à l’égard des choix politiques du législateur pour censurer une violation de l’article 2 de la Déclaration ? Les attaques dont le Conseil a fait l’objet, ces derniers temps, n’ont guère pour effet de l’encourager, puisqu’il est accusé de brider le législateur en lui imposant un « gouvernement des principes ». Insérer dans la Constitution une référence à la liberté des femmes de recourir, dans des conditions déjà fixées par la loi, à une IVG, permettrait donc de consacrer l’existence de cette liberté, sans ambiguïté ni équivoque, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, obligeant une majorité désireuse de la remettre en cause à réviser la Constitution. 

Préciser la norme de référence pour l’exercice du contrôle de constitutionnalité de la loi 

Quelle que soit la formulation proposée, il s’agit d’ajouter une norme constitutionnelle de référence, expresse et spécifique, pour l’exercice du contrôle des lois protégeant et encadrant le recours à l’avortement. Beaucoup a été dit et écrit sur les mérites et inconvénients respectifs de consacrer un « droit à l’IVG », tel que proposé initialement par l’Assemblée nationale, ou une simple « liberté d’y recourir », telle qu’adoptée par le Sénat sur la base d’un amendement de Philippe Bas. La proclamation d’un « droit opposable » serait, pour les uns, plus ambitieuse et efficace, imposant à l’Etat de favoriser l’accès à l’IVG, les autres s’inquiétant de voir imposer à l’Etat des obligations aux contours insuffisamment définis, de nature à remettre en cause les équilibres établis. L’option consistant à viser une liberté dans la Constitution interdirait seulement aux pouvoirs publics d’y faire obstacle : pour certains, cela n’aurait pas d’effet significatif sur son régime juridique, et notamment les conditions de sa protection ; pour d’autres, cela aurait même un effet contre-productif, en soulignant non pas la liberté mais l’encadrement législatif dont elle doit faire l’objet. Finalement, un compromis est proposé : le législateur serait compétent pour déterminer les conditions d’exercice de cette « liberté garantie à la femme ».  

La distinction entre droits et libertés a été souvent discutée, sans qu’une distinction entre deux régimes juridiques puisse être établie. Le Conseil d’Etat est venu rappeler que, au vu de « la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui ne retient pas une acception différente des termes de droit et liberté, la consécration d’un droit à recourir à l’IVG n’aurait pas une portée différente de la proclamation d’une liberté » (29). Qu’il s’agisse d’un droit ou d’une liberté de recourir à l’IVG, ce recours n’est pas absolu, des conditions sont prévues, et elles resteraient inchangées, cette consécration constitutionnelle n’impliquant aucune modification du dispositif législatif existant. L’ajout du terme « garantie » a pour effet de responsabiliser le législateur, appelé non seulement à organiser mais à assurer l’effectivité d’une liberté qui ne saurait disparaître ni être exagérément encadrée, sauf à méconnaître le sens et la portée de l’alinéa ainsi ajouté à l’article 34.  

Certes, à choisir, on aurait plutôt opté pour un alinéa 3 (plutôt que 17) à l’article 34, permettant d’y prévoir que la loi fixe les règles concernant « - Les modalités selon lesquelles s’exerce la liberté garantie aux femmes d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Au-delà des débats sémantiques, la formulation retenue, après avis du Conseil d’Etat, permet, et là est l’essentiel, d’établir que le législateur à la fois protège et encadre la liberté de recourir à l’IVG. Si l’ajout du terme « garantie » n’était pas, initialement, strictement nécessaire, l’ampleur des débats qu’il génère en révèle toute la portée. Une fois le terme « garantie » inséré dans le projet de loi constitutionnelle et adopté par l’Assemblée nationale, sa suppression à l’issue de l’examen au Sénat serait suspecte. Elle prêterait à confusion, laissant croire que le pouvoir constituant n’a pas souhaité garantir, ou qu’il y a renoncé. Un esprit chagrin pourrait croire que l’objectif de la réforme serait finalement de souligner la capacité du législateur à encadrer ce droit, ce qui n’était ni l’esprit ni la finalité poursuivis. Plutôt que de cristalliser le débat sur la suppression de ce terme, mieux valait l’orienter sur les garanties offertes – en compensation – aux plus réticents, notamment à ceux qui s’inquiètent d’une tendance à l’allongement du délai légal (nombre de semaines) ou d’une remise en cause potentielle de la liberté de conscience des praticiens.  

Sans changement, la loi continuerait à concilier, sous le contrôle du Haut Conseil, différents intérêts et principes en présence. L’encadrement existant perdurerait, quant au nombre de semaines, à la procédure à suivre pour assurer un délai de réflexion, et à la garantie de la double clause de conscience instaurée par la loi Veil du 17 janvier 1975 (assurant aux médecins et sage-femmes le bénéfice d’une clause de conscience spécifique à l’égard de l’avortement). En revanche, le Conseil constitutionnel serait mieux armé pour invalider une loi tentant de restaurer des motifs précis ouvrant l’accès à l’avortement, d’exiger un accord des parents ou du géniteur, de dérembourser ou de réduire significativement le délai légal d’intervention, ce qui viendrait vider de toute substance le droit des femmes de décider de poursuivre ou non leur grossesse. Le Conseil d’Etat s’est avancé à dessiner les conséquences de la réforme en cours de discussion : la liberté serait garantie dès lors que le recours à l’IVG relève de la seule appréciation de la femme, sans autorisation d’un tiers, quels que soient le motif, la technique employée, et sans considération tenant à l’âge, la nationalité, l’état civil, ou la régularité du séjour en France (30). Dans la logique de « l’effet cliquet », resterait à voir ce que le Conseil constitutionnel penserait d’une loi qui viendrait restreindre le délai légal de l’avortement (de 14 à 12 semaines par exemple, à raison de conditions d’information et de prise en charge améliorées, ou d’une évolution des connaissances scientifiques sur le sujet).  Pour porter son appréciation sur les restrictions envisagées par le législateur, leur caractère proportionné dans le cadre d’une conciliation avec d’autres droits ou principes, le Conseil constitutionnel aura à prendre en compte différents types d’éléments, qui l’aideront à bâtir sa grille d’appréciation : considérations matérielles, arguments scientifiques et éthiques, avis de commissions et experts autorisés, arguments de droit comparé, ou encore esprit du législateur et du constituant, tels que ressortant des débats préparatoires. Enfin, outre le contrôle a priori déjà envisagé, il reviendra au Conseil constitutionnel d’apprécier l’invocabilité de la nouvelle disposition en QPC, ce qui pourra occasionner le cas échéant le contrôle des dispositions législatives existantes sur le sujet. Cela ne devrait pas nourrir un contentieux très lourd, en toute hypothèse, au regard du consensus existant sur les équilibres établis. 

Renforcer l’appropriation par le peuple de sa Constitution  

La symbolique, les valeurs, les droits sont des ferments de l’attachement d’un peuple à sa Constitution. Il faut bien l’admettre, la culture de la Constitution en France est assez limitée. Les Français méconnaissent, pour la plupart, le texte fondamental, y accordant peu d’intérêt. Pourtant, leur attachement aux principes républicains, aux grandes lois de la République, paraît mieux développé. Cela pourrait s’expliquer, notamment, par les faibles points d’ancrage offerts par le texte fondamental, qui dit peu de chose de la société qu’il s’agit de régir et laisse le juge constitutionnel extrapoler à partir de dispositions parfois datées de plus de deux siècles. De ce point de vue, la démarche consistant à rendre au pouvoir constituant, donc au peuple et à ses représentants, le pouvoir de dire ce que protège ou non la Constitution peut paraître propice à une reconnexion du peuple à sa loi fondamentale. On en revient ici à la symbolique des constitutions qui portent aussi, au-delà du cadre normatif et institutionnel de l’Etat de droit, un projet politique et social. Et, précisément, c’est parce que le recours à l’IVG n’est pas remis en question actuellement en France que la constitutionnalisation prend tout son sens : « le large consensus prévalant entre les formations politiques et parmi les citoyens sur le sujet est la preuve que l’IVG fait partie intégrante des valeurs fondamentales de notre pays et de son pacte social et républicain tel que nous le concevons désormais » (31)

La révision constitutionnelle doit maintenant être adoptée en termes identiques par les deux assemblées, puis approuvée par le Congrès à la majorité qualifiée des 3/5e des exprimés. Dans cette perspective, sécuriser la liberté de la femme à disposer de son corps en la dotant d’un fondement exprès textuel plutôt que jurisprudentiel, même si cela devait peser davantage sur le terrain symbolique que juridique, ne nous semble pas inutile. Viser l’interruption de la grossesse dans la Constitution, de façon autonome, comme une liberté de la femme et non comme un droit de l’homme, ne paraît pas dépourvu de sens, puisqu’il s’agit, aussi, d’affermir l’égalité homme/femme. A tout prendre, entre ceux qui la jugent nécessaire et ceux qui doutent encore de son utilité sur le plan juridique, on peut considérer que la révision constitutionnelle envisagée, au regard des équilibres proposés, ne présente aucun risque, ni inconvénient sérieux justifiant, à ce stade avancé, de rester au milieu du gué. Alors oui, dans ces conditions, pour les motifs précédemment exposés, il faut franchir le Rubicon.