Par Didier Truchet, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas

Que dit le texte ?

Ses dispositions les plus spectaculaires subordonnent l’installation des médecins dans les zones les mieux dotées à une autorisation délivrée par le directeur général de l’Agence régionale de santé (ARS). Pour les généralistes, elle est subordonnée à l’engagement d’exercer à temps partiel dans des « déserts médicaux » (nouvel article L 4131-8, CSP) ; pour les spécialistes, à la cessation d’activité d’un médecin de même spécialité ou au même engagement (nouvel art. L 4131-9). Le texte dote les départements d’une compétence nouvelle dans la régulation de l’offre de soins en liaison avec les ARS, ce qui introduit ces collectivités territoriales dans un dispositif dont, contrairement aux communes, elles étaient jusqu’à présent exclues.  En outre, le texte crée une nouvelle « mission de service public de solidarité territoriale » (nouvel art. L 4136-1). Les médecins qui en seront chargés (en principe volontaires, mais à défaut, contraints par le directeur général de l’ARS) devront dispenser des soins en dehors de leur lieu habituel d’exercice. Mal articulée avec le reste du texte, cette mission est issue du « Pacte de lutte contre les déserts médicaux » proposé par le Premier ministre le 25 avril 2025.

Cette proposition de loi entre en concurrence avec une proposition de loi contre les déserts médicaux adoptée, contre l’avis du Gouvernement, par l’Assemblée nationale le 7 mai 2025. « Transpartisane », celle-ci prévoit aussi des autorisations d’installation, mais dans un cadre plus rigoureux que celle du Sénat. Comment s’effectuera la synthèse entre ces initiatives politiquement assez consensuelles mais non coordonnées ? Difficile à dire.

Peut-on vraiment encadrer la liberté d’installation des médecins ?

Le nœud gordien est celui de la liberté d’installation. Un « deal » historique a été conclu entre les syndicats médicaux et les pouvoirs publics dès l’adoption des lois de 1928-1930 sur les assurances sociales. Il garantissait le caractère libéral de l’exercice médical dans le cadre de la solidarité nationale. Il a été confirmé lors de la mise en place des conventions nationales entre le corps médical et l’assurance maladie. Depuis la loi n° 71-525 du 3 juillet 1971, l’article L 162-2 du code de la sécurité sociale, que la proposition de loi se garde de modifier, affirme les « principes déontologiques fondamentaux que sont le libre choix du médecin par le malade, la liberté de prescription du médecin, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par le malade, la liberté d’installation du médecin ». En réalité, ces principes ont subi des atténuations considérables. Mais si la création des établissements de santé est de longue date subordonnée à des autorisations administratives contingentées, la liberté d’installation en ville des professionnels libéraux, fortement symbolique pour les syndicats médicaux les plus influents, était restée presqu’intacte. La proposition de loi lui porte une atteinte absolument nouvelle qu’elle accompagne de plusieurs mesures, notamment financières, destinées « à faire passer la pilule ». La liberté d’installation n’ayant pas valeur constitutionnelle, il est peu probable que le Conseil constitutionnel censure l’éventuelle loi nouvelle. Mais celle-ci passe mal dans une large partie du corps médical, dont l’adhésion au dispositif sera en pratique indispensable à son succès. On peut ici tenter une comparaison approximative avec l’introduction de l’Autorité de la concurrence par la « loi Macron » de 2015 dans la liberté d’installation de professions juridiques et judiciaires.

Le dispositif peut-il être efficace ?

Les « déserts médicaux » sont une triste réalité dans nombre de territoires ruraux et urbains, avec les graves conséquences que l’on sait. Plus largement, tout un chacun peut éprouver de grandes difficultés à accéder aux soins n’importe où en France. La question est bien plus complexe que ce que l’on dit souvent : la situation actuelle a des raisons nombreuses. Il serait injuste de nier les efforts faits par les pouvoirs publics nationaux et locaux pour tenter de l’améliorer. La proposition de loi sénatoriale peut y contribuer au risque de « déshabiller Pierre pour habiller Paul ». Tout cela relève d’un bricolage utile mais insuffisant pour rendre à notre système de santé son lustre d’antan. Dans Le Monde du 13 mai dernier, Martin Hirsch, ancien directeur général de l’AP-HP, a proposé la création d’un service public de la santé. Mais l’argent est le nerf du sujet. La France a-t-elle les moyens de permettre à tous ses habitants de trouver rapidement et équitablement les services de santé dont ils ont besoin ?