Par Evan Raschel, Professeur à l’Université Clermont Auvergne, Directeur du Centre Michel de l’Hospital UR 4232

Dans quel contexte la question de l’imprescriptibilité de certains crimes sur mineurs a-t-elle été reposée ?

Après avoir été adopté le 25 juin dernier, le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires a été rendu public mercredi 2 juillet. Après plus de quatre mois d’audition, la commission dite « commission Bétharram », du fait de sa création consécutive aux révélations intervenues sur les violences physiques et sexuelles au sein de l’établissement d’enseignement catholique Notre-Dame de Bétharram, publie cinquante recommandations dans son rapport divisé en deux tomes.  

Il s’est agi de comprendre comment de tels abus avaient pu être réalisés durant une si longue période, et de proposer des pistes pour mieux y réagir et les punir. Dans ce cadre, la prescription notamment est interrogée, en prenant pour point de départ des cas comme celui de cet ancien surveillant, mis en cause dans une centaine de plaintes, dont une trentaine pour des faits de violence sexuelle au sein de l’établissement catholique privé des Pyrénées-Atlantiques, qui a pu échapper aux poursuites judiciaires du fait de la prescription.

Plus précisément, la première recommandation faite par la commission vise à « Saisir la conférence des présidents de l’Assemblée nationale afin de constituer une mission transpartisane, chargée d’un travail de réflexion et d’élaboration de propositions sur l’opportunité de rendre imprescriptibles certaines infractions commises sur les mineurs. ». Une recommandation ultérieure (n° 32) envisage de « Prolonger le délai de prescription du délit de non-dénonciation pour les faits de violences volontaires, tels que définis par le code pénal, dès lors qu’ils sont commis sur un mineur. ».

Dans quels cas et dans quelle mesure l’action publique des crimes commis sur mineurs est-elle susceptible de se prescrire ?

De multiples réformes de la prescription ont été menées depuis quelques décennies, principalement depuis le tournant des années 2000. Dans son état actuel, si l’institution de la prescription est maintenue, elle ne peut plus être présentée comme un véritable obstacle aux poursuites : un délai très long est institué (30 ans), qui court non à compter des faits, mais à partir de la majorité de la victime, sans compter les possibles causes d’interruption, de suspension et de prolongation (prescription dite « glissante ») notamment. Bref, un choix officieux est à l’œuvre : celui d’une « quasi-imprescriptibilité de fait ».

La difficulté est que la prescription demeure un obstacle pour les infractions anciennes, commises avant les réformes majeures et parfois récentes de la prescription. En effet, si les lois relatives à la prescription de l’action publique « sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur », c’est uniquement « Lorsque les prescriptions ne sont pas acquises ». C’est un impératif de sécurité juridique, qui n’est pas dénué de lien avec le principe cardinal de légalité criminelle.

Mais si l’action publique est prescrite, une action civile pourra malgré tout être déclenchée devant une juridiction civile, ce qui rendra applicables les règles du code civil. Or, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a considéré, dans un arrêt remarqué, que le dommage subi par la victime d’une infraction sexuelle était assimilable à un dommage corporel, dont la prescription court à compter de la date de consolidation du dommage. S’il s’agit d’un dommage psychique, le report du point de départ pourrait être considérable.

Remarquons enfin que la prescription de l’action publique n’est pas un obstacle aux démarches de reconnaissance et de réparation poursuivies par les deux organes indépendants institués fin 2021, en réaction immédiate au rapport de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise): la CRR (Commission Reconnaissance et Réparation) et l’INIRR (Instance nationale indépendante de reconnaissance et réparation).

Faut-il rendre imprescriptibles certains crimes commis sur mineurs ?

L’imprescriptibilité n’est pas inenvisageable. Elle existe d’ailleurs en matière pénale, s’agissant des crimes contre l’humanité, ce qui marque bien sûr leur gravité et leur particularité. Rien n’interdit au législateur de prévoir une règle comparable s’agissant de certains crimes commis sur les mineurs. Ni le droit européen des droits de l’homme : d’ailleurs, plusieurs Etats voisins ont aboli la prescription pour certains abus sexuels (Suisse, Belgique, Pays-Bas…). Ni le droit de l’Union : au contraire, le Parlement européen a récemment proposé de supprimer le délai de prescription pour les infractions visées par la directive visant à aider les pays de l’Union européenne à lutter plus efficacement contre les abus sexuels sur les enfants. Ni le cadre constitutionnel : la prescription de l’action publique n’est pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République, il appartient seulement au législateur, en application des articles 8 et 16 DDHC, « de fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions ».

Le législateur peut donc rendre imprescriptibles certains crimes commis sur les mineurs, mais doit-il le faire ? Cette question divise la doctrine… et les autorités. Ainsi s’agissant des abus sexuels, alors que la préconisation n° 60 du rapport de la CIIVISE allait dans le sens de l’imprescriptibilité, la CIASE, elle, a exclu cette solution, qualifiée d’ « impasse » par l’une de ses membres.

Il ne faut pas oublier pourquoi la prescription a été instituée en matière pénale, et quels en sont objectivement les intérêts. Ceux-ci sont évidents si l’on se place du point de vue de l’auteur des faits. La Cour Européenne des Droits de l’Homme l’a bien précisé au sujet de violences sexuelles subies par une enfant de la part de son père adoptif : la prescription a « plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé ». Partant, le fait que ces violences étaient prescrites ne doit pas être analysé comme une violation du droit d’accès à un tribunal, au sens de l’art. 6§1 de la Convention, sans oublier que ce même article prévoit que « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] dans un délai raisonnable […] ».

Du point de vue de la victime également, la prescription n’est pas sans intérêt. D’abord, chaque extension ou interruption « risque fortement de plonger la victime dans une plainte infinie » : la prescription lui impose de sortir de l’indécision, de choisir le chemin qu’elle souhaite emprunter pour tenter de se reconstruire, dans ou en dehors du monde judiciaire. Ensuite, en permettant à la victime de porter son action des décennies après les faits, on fait naître chez elle un espoir de justice qui risque d’être déçu. Si le mis en cause nie ou minimise les faits – ce qui semble fréquent – l’absence de preuve des faits pourrait aboutir à des décisions défavorables à la victime. Certes, la preuve est libre en droit pénal, et une condamnation peut être prononcée dès que les juges ont acquis l’« intime conviction » de la culpabilité. Mais le risque est bien réel, faute de preuve, d’une relaxe ou d’un acquittement, ou bien (mais est-ce un progrès ?) d’une correctionnalisation judiciaire. C’est notamment (pas uniquement) pour cela que la prescription a été instituée.

Il reste que la prescription, spécialement en matière de crimes sur mineurs, est vécue comme une « défaite inacceptable », pour reprendre l’expression de Denis Salas, qui apparaît en contradiction avec « l’air du temps, qui n’est pas au pardon mais à la colère ». Plus généralement, les intérêts de la prescription qui viennent d’être cités seraient contrebalancés par l’évolution de la conception de l’ordre public sous l’effet, d’abord, d’un souci de systématisation de la réponse pénale ; ensuite, d’une sensibilité accrue à certaines infractions, spécialement celles touchant la personne ; enfin, de la place grandissante accordée à la victime qui opposerait au droit à l’oubli un devoir de mémoire.