Par Camille Broyelle, professeure de droit, directrice de Master Droit du numérique, droit des médias, Université Paris-Panthéon-Assas

Pourquoi un Media Freedom Act (MFA) ?

Le MFA vise à protéger les journalistes et les médias menacés, intimidés ou placés sous la tutelle de certains gouvernements, comme c’est le cas en Hongrie, en Slovénie, en Grèce, ou encore en Pologne, avant que le nouveau gouvernement n’entreprenne récemment de lever le joug. Des menaces sont répertoriées et mesurées avec précision par un outil d’évaluation, le Media Pluralism Monitor, piloté par une équipe de chercheurs à l’université de Florence.

La compétence de l’Union européenne pour s’emparer de ce sujet, sur le fondement de l’article 114 du TFUE (compétence partagée) et par la voie d’un règlement, qui lui permet d’uniformiser les règles nationales, n’est pas évidente. La Commission la justifie par l’existence d’un marché intérieur des médias, mais on comprend qu’elle est avant tout guidée par l’urgence politique. Les médias, on le sait, jouent un rôle fondamental dans le fonctionnement de la démocratie, et l’Europe ne peut pas rester indifférente au fait qu’une partie de sa population ne bénéficie pas ou plus d’informations fiables et pluralistes, surtout depuis que le public s’informe à travers les réseaux sociaux et les moteurs de recherche.

Ces nouveaux usages ont des conséquences très différentes selon les médias. Certains, en général les médias traditionnels qui respectent les règles déontologiques, subissent la concurrence écrasante des sources alternatives d’informations, parfois peu fiables voire fausses. D’autres médias, au contraire, bénéficient du relais d’Internet qui leur offre un écho considérable. Des auteurs américains, dont l’un des grands juristes pionniers des débuts du web, ont ainsi récemment montré le rôle décisif de la Fox dans l’élection de Donald Trump en 2016 (Y. Benkler, R. Faris et H. Roberts, Network Propaganda, Oxford University Press, 2018). Dans cet univers digitalisé, l’indépendance et la liberté des médias présentent pour l’Union européenne un enjeu politique considérable.

Quels sont les principaux dispositifs prévus dans le MFA ?

Certains concernent les journalistes : respect du secret des sources et interdiction des mesures de surveillance, l’accord conclu le 15 décembre dernier ayant supprimé l’exception polémique de « la sécurité nationale » introduite à l’initiative de la France. D’autres dispositifs visent les médias eux-mêmes. Les États sont mis à distance : non-ingérence, garanties particulières pour les médias du service public ; allocation transparente et non-discriminatoire de la publicité d’État. Les médias sont également protégés des intérêts économiques : règles particulières pour mesurer l’impact sur le pluralisme des opérations de concentration ; transparence et caractère vérifiable des mesures d’audience ; liberté des décisions éditoriales à l’égard des actionnaires. Enfin, les « très grandes plateformes » (45 millions d’utilisateurs par mois au sein de l’UE) se voient imposer des règles procédurales particulières lorsqu’elles entendent supprimer ou restreindre la visibilité sur leur service d’un contenu fourni par un média.

En quoi le MFA change-t-il le droit national ?

Le MFA n’intervient pas sur un terrain vierge. Certaines des règles qu’il énonce existent déjà en France, mais l’entrée en vigueur du MFA aura pour effet d’en étendre le champ d’application, de les affermir ou de les sanctuariser. Par exemple, s’agissant de la presse, l’immixtion de l’actionnaire dans les décisions éditoriales n’est pas interdite dans le droit positif ; elle le sera désormais : « les décisions éditoriales doivent être prises librement », dit le MFA dans sa dernière mouture (tout en précisant que cette liberté s’exerce dans le cadre de la « ligne éditoriale » du média, qui peut être définie par le propriétaire). Les garanties d’indépendance des médias du service public sont également plus complètes qu’en droit national, notamment celles relatives aux ressources financières qui ne doivent pas seulement être « suffisantes » mais également « stables », ce que n’a pas exigé le Conseil constitutionnel, notamment lorsqu’il s’est prononcé sur la suppression récente de la redevance (Cons. const, 2022-842 DC, 12 août 2022).

Concernant les relations entre les plateformes et les médias, quelles sont les avancées du MFA ?

Elles sont minces s’agissant d’un texte principalement motivé par l’effet déstabilisateur produit sur les médias par la révolution digitale. Le MFA se contente en effet de prévoir un privilège procédural en faveur des médias lorsque ceux-ci font l’objet de mesures de modération, c’est-à-dire lorsque les plateformes (plus précisément les « très grandes plateformes ») entendent supprimer leur contenu ou restreindre leur visibilité, par exemple en ne les recommandant plus ou moins. De telles mesures ne pourront être prises sans notification préalable et motivée adressée à l’éditeur concerné, laissant à ce dernier un délai de 24 heures pour présenter ses observations.

Toutefois, à condition que cette exigence procédurale soit respectée, les plateformes conservent la possibilité de décider de ces mesures de modération au nom de leurs propres conditions générales d’utilisation, c’est-à-dire même si les contenus médiatiques sont licites au regard des lois nationales. Surtout, le MFA ne traite pas de la question, pourtant essentielle, de l’exposition des médias sur les réseaux sociaux, qui dépend entièrement des algorithmes et des fonctionnalités décidés par les plateformes.

Le droit de l’Union ne se désintéresse pas pour autant du sujet. Mais c’est dans le “Digital Services Act”, récemment entré en vigueur, et non dans le MFA, que se trouvent les outils. Les très grandes plateformes sont en effet tenues d’évaluer les risques systémiques qu’elles font courir à une série de principes d’intérêt général, au nombre desquels figurent la liberté et le pluralisme des médias. Si ces risques sont avérés, elles doivent trouver des remèdes, sous le contrôle de la Commission qui dispose d’un pouvoir de sanction susceptible de la conduire à infliger une amende représentant 6% du chiffre d’affaires mondial de la plateforme, ou à demander à l’autorité judiciaire compétente la restriction de l’accès à la plateforme. À travers les « risques systémiques » que les plateformes sont chargées d’évaluer, l’Union européenne leur impose le respect d’un ordre public aux contours élargis. La Commission en est la garante, devenant ainsi à l’échelle européenne l’autorité de police administrative de l’ordre public numérique. Le lancement d’une procédure d’infraction à l’encontre de X (ex-Twitter), le 18 décembre dernier, indique que la Commission entend exercer pleinement son rôle. C’est ainsi qu’elle pourrait, au nom de la liberté et du pluralisme des médias, vouloir redonner à ces derniers, dans l’espace numérique, la place qu’ils occupent « hors ligne ».