Le viol « silencieux »
Seules 12% des femmes victimes de viol ou de tentative de viol portent plainte (Infostat Justice, N°164, 2018). L’échec du système judiciaire à enregistrer, poursuivre, instruire, juger et condamner les auteurs de viol est flagrant. La preuve : le taux de condamnation ne représente que 1 à 2% des cas estimés (Rapport d’évaluation sur la France, GREVIO, Conseil de l’Europe, 2019). Dans ce contexte, certains voudraient modifier la loi en intégrant le non-consentement de la victime à la définition pénale du viol.
Par Carole Girault, Maître de conférences à l’Université Paris-Saclay
Le droit français est-il pris en défaut ?
Parmi les griefs adressés à l’article 222-23 du code pénal qui incrimine le viol, deux retiennent particulièrement l’attention. Cet article ne permettrait pas de condamner l’auteur d’un viol lorsque la victime est demeurée silencieuse, en raison d’un état de sidération ou de la situation d’emprise dans laquelle l’auteur l’a progressivement enfermée. C’est qu’en effet, notre législation ne prendrait pas la mesure de cette forme de criminalité, désormais perçue comme une criminalité fondée sur le genre. Pour élever le niveau de protection, la solution mise en avant par les institutions européennes serait d’intégrer à la définition du viol une référence expresse au défaut de consentement de la personne agressée (GREVIO, Rapp. Préc., § 192). Là où la loi française imposerait le recours à la force en exigeant que l’auteur du viol use de « la violence, d’une menace, d’une contrainte ou d’une surprise » (art. 222-23 CP) à l’encontre de la victime, le Conseil de l’Europe, via l’article 36 de la Convention d’Istanbul, ainsi que la Commission européenne, qui proposait jusqu’au mois de février d’imposer aux États membres, par voie de directive, une définition commune du viol, pensent simplifier la joute probatoire en incriminant un acte de pénétration de nature sexuel « non consenti », étant précisé que « ce consentement peut être retiré à tout moment au cours de l’acte » et que son absence « ne peut être réfutée exclusivement par le silence de la femme, son absence de résistance verbale ou physique ou son comportement sexuel passé ».
Le viol est-il un crime de genre ?
Telle est la position du Conseil de l’Europe, la Convention précitée, ratifiée par la France, « reconnaissant que la nature structurelle de la violence à l’égard des femmes est fondée sur le genre, et que la violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes ». Exercé contre une femme parce qu’elle est une femme ou touchant les femmes de façon disproportionnée, le viol est un crime de genre (87% des victimes sont des femmes).
Selon la doctrine féministe, l’agresseur « personnifie le pouvoir, tire profit d’une domination » (C. Le Magueresse) ou de l’asymétrie des rapports sociaux pour saper le consentement de la victime. La juriste américaine K. Mac Kinnon démontre ainsi que les inégalités de classe, de statut, d’âge ou de genre peuvent forcer un « oui », de telle sorte que le consentement est « un outil juridiquement inadéquat » pour saisir la coercition exercée par l’auteur. Cette conception, qui se détourne du consentement pour privilégier le concept d’inégalité comme critère de la coercition sexuelle, est particulièrement utile pour appréhender les viols silencieux.
La sidération ou l’emprise sont-elles prises en compte par les juridictions ?
Le crime de viol ne requiert pas de la victime qu’elle s’oppose à son agresseur par une résistance active, usant elle-même de la violence physique pour le repousser. Cette perception du droit français est caricaturale, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaissant d’ailleurs que « l’exigence selon laquelle la victime doit résister physiquement n’a plus cours dans les législations des pays européens » (CEDH, M.C. C./ Bulgarie, 4 déc. 2003). Ainsi, lorsqu’une agression sexuelle est commise dans le cercle intrafamilial, professionnel ou amical et qu’elle relève de l’ « impensé » en raison de la relation de confiance préalablement établie, les notions de surprise ou de contrainte justifient la condamnation de l’auteur, quand bien même la victime « sidérée, pétrifiée, tétanisée, incapable de réagir, n’a pu protesté ni s’enfuir », (Crim., 2 novembre 2017, n° 16-85.499). De même est justifié le renvoi en cours d’assises d’un psychiatre qui a profité de l’emprise qu’il exerçait sur ses patientes pour imposer des fellations à visée prétendument thérapeutique. Dans cette espèce, la chambre de l’instruction décrit minutieusement le phénomène de l’emprise en soulignant « l’ascendant » du médecin sur « une personne éminemment suggestible et influençable », celui-ci la persuadant, pour chasser le sentiment de honte et de culpabilité ressenti, « que ce qu’il lui faisait faire n’était pas mal » avant « de l’enfermer dans le secret de la confidence et, par là-même, conforter l’emprise qu’il avait sur elle » (Crim., 8 juillet 2009, 09-82.661).
Appréhendée par la loi dans le cadre des violences conjugales (art. 255 CC), l’emprise mentale se développe au sein d’une relation dans laquelle l’un des partenaires, animé d’une volonté de domination ou de puissance, met en place des techniques de manipulation « qui amènent la victime à agir comme si elle était soumise, mais sans se rendre compte que son intention est de se soumettre à l’autre » (S. Raoult et L. Duparc, RSC 2021, p. 929). Dans la mesure où l’état d’emprise, tant qu’il se prolonge, dupe la victime, l’amenant à se méprendre sur ses propres intentions, celle-ci peut « adhérer » aux actes sexuels voulus par son partenaire. Il est à craindre qu’une législation requérant de façon expresse la manifestation d’un défaut de consentement peine à saisir de tels faits. En revanche, les actes d’emprise, c’est à dire les stratagèmes mis en œuvre pour soumettre la victime, caractérisent la contrainte, élément constitutif du crime de viol.
Le viol par contrainte permet-il d’appréhender les actes d’emprise ?
La réaction de la victime face à une agression ne peut s’interpréter qu’à l’aune du comportement de l’auteur et du contexte du passage à l’acte. Tel est l’atout principal de l’article 222-23 du code pénal en ce qu’il tourne la focale sur « ce que l’accusé faisait de son pouvoir, plutôt que sur ce que faisait ou ne faisait pas sa victime alléguée avec son corps ou dans sa tête » (K. Mac Kinnon). Parmi les éléments constitutifs d’une agression sexuelle, la contrainte morale, entendue comme une pression irrésistible qui s’exerce sur la volonté d’une personne, semble particulièrement adaptée. L’ascendant de l’auteur, les stratagèmes qu’il met en place, et la façon dont il coupe les liens de la victime avec l’extérieur sont des éléments objectifs et visibles. Ils ont l’avantage, par rapport au consentement ou au non-consentement, d’être matérialisés et de pouvoir être exploités au sein d’un faisceau d’indices. Afin de mieux lutter contre les violences conjugales, le législateur autorise le médecin à dénoncer des violences au procureur de la République lorsque la victime « n’est pas en mesure de se protéger en raison de la contrainte morale résultant de l’emprise exercée par l’auteur des violences » (art. 226-14, 3°, CP). Dans un même souci de protection, il revient aux magistrats de s’emparer des potentialités que leur offre l’article 222-23 du code pénal pour lutter enfin contre le sentiment d’impunité dont bénéficient les auteurs de crimes sexuels.
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