Le déport d’Amélie Oudéa-Castéra : prudence justifiée ou excès de zèle ?
Le décret n° 2024-25 du 18 janvier 2024 dispose qu'Amélie Oudéa-Castéra, ministre (entre autres !) de l’Éducation nationale, « ne connaît pas [...] de toute décision concernant directement […] l’établissement privé catholique sous contrat d’association avec l’Etat Stanislas ». Il ajoute que « les attributions correspondantes sont exercées par le Premier ministre ».
Par Didier Truchet, professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas
Quelle est la base légale de cette décision ?
Le décret vise celui du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres, modifié par celui du 16 janvier 2014 relatif à la prévention des conflits d’intérêts dans l’exercice des fonctions ministérielles. Ce dernier a été pris en application de l’article 2 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. Cet article fixe les obligations d’abstention des agents publics au sens large, qui estiment se trouver en situation de conflit d’intérêts.
L’article 2-1 du décret de 1959 laisse au ministre le soin d’informer le Premier ministre de sa situation. C’est ce qu’a fait Amélie Oudéa-Castera, comme elle l’avait fait, pour d’autres sujets (également repris en 2024), lors de sa nomination comme ministre des sports (décret n° 2022-1123 du 4 août 2022). Les apparences sont sauves puisque l’initiative lui est revenue. On peut supposer que dans le contexte polémique de sa nomination récente, elle y a été fortement incitée, notamment selon certaines informations de presse, par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.
Il n’était pourtant pas évident qu’elle y fût tenue. En effet – et c’est à ma connaissance, une « première » – le motif de son déport est la scolarisation de ses enfants dans l’établissement « Stanislas ». Il s’agit donc d’une situation qui relève entièrement de la vie privée. Dans les cas précédents, les ministres concernés invoquaient les fonctions de leur conjoint (par exemple, la direction de l’INSERM qu’exerçait le mari d’Agnès Buzyn, ministre de la Santé et donc chargée de la tutelle de cet établissement public de recherche médicale) ou celles qu’ils avaient exercées auparavant (par exemples les activités d’avocat d’Éric Dupont-Moretti). Or, la déclaration d’intérêts que l’article 4 III de la loi de 2013 impose aux ministres ne porte aucunement sur la situation scolaire de leurs enfants. Dans un communiqué publié le 12 janvier, la HATVP avait rappelé aux membres du nouveau gouvernement leurs obligations déclaratives, notamment des « autres intérêts matériels, moraux, présents ou passés, de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de leurs fonctions ». La ministre a estimé, manifestement, que la situation scolaire de ses enfants entrait dans ce champ, mais cela procède d’une interprétation très large de la loi.
Ce déport est-il efficace ?
Cela dépend du point de vue auquel on se place !
L’avenir dira rapidement si ce message de vertu adressé à l’opinion publique réussit à tirer la ministre du mauvais pas dans lequel ses déclarations controversées l’ont placée. Mais le déport était prudent, pour tenter d’écarter des soupçons de partialité de sa part envers l’établissement privé.
Il lui tire une épine du pied : elle n’aura pas à s’occuper de l’établissement Stanislas, qui fait face à des accusations qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec la présence des enfants d’Amélie Oudéa-Castera en son sein. C’est le Premier ministre qui le fera. L’alinéa 2 de l’article 2-1 dispose que le ministre « s’abstient de donner des instructions aux administrations placées sous son autorité […], lesquelles reçoivent leurs instructions directement du Premier ministre ». Faut-il croire que c’est bien ce qui se passera en réalité ? Dans le huis-clos d’un ministère, la ministre ou son cabinet pourront-ils rester sourds et aveugles en ce qui concerne l’établissement et insensibles aux pressions que son réseau d’influence ne manquera pas de tenter d’exercer sur eux ? Inversement, on peut penser que conscient du caractère délicat de la situation, Matignon se montrera particulièrement vigilant pour maintenir l’état-major de la « rue de Grenelle » à l’écart du dossier. Reste à fixer l’échelon de l’administration du ministère à partir duquel les agents devront demander des instructions au Premier ministre. Pour eux, la situation risque de ne pas être simple !
Une ambiguïté subsiste. Amélie Oudéa-Castera n’est écartée que des décisions « concernant directement » l’établissement privé Stanislas. Elle ne l’est pas de celles concernant l’enseignement scolaire privé. On voit mal comment il pourrait en être autrement, sauf à en faire la ministre du seul enseignement public, ce qui serait absurde en pratique. Mais inévitablement, ses mesures envers l’enseignement privé seront soupçonnées d’être polluées par sa situation de parente d’élèves de Stanislas.
Ne va-t-on pas trop loin ?
Je le crains. La prise en compte de l’établissement scolaire des enfants de la ministre de l’Éducation nationale pour délimiter ses attributions créée un précédent dangereux, alors qu’Amélie Oudéa-Castera et son mari n’ont fait qu’exercer, de manière évidemment légale, leurs responsabilités parentales. Faudra-t ’il désormais qu’un ministre s’abstienne de décision relative au lycée public dans lequel ses enfants sont inscrits, ou le ministre de l’Enseignement supérieur envers l’université dont ils sont les étudiants ? Imagine-t-on qu’un ministre des Armées renonce à statuer sur l’ESM Saint-Cyr-Coëtquidan, au motif que l’un de ses petits-enfants y est officier-élève, ou sa nièce ou son neveu, voire l’enfant que sa maîtresse du moment a eu avec un autre homme… ? Peut-être, mais ce serait vraiment pousser très loin la prise en compte des situations familiales pour délimiter les compétences ministérielles. Il ne faudrait pas aller jusqu’au point ou seule une personne entièrement sans famille pourrait être pleinement ministre !
La question des limites se pose d’ailleurs pour tous les déports et même pour une bonne partie de la déontologie, bien au-delà du cas particulier d’Amélie Oudéa-Castera. Entre les exigences d’impartialité et de transparence que requiert la restauration de la confiance des citoyens envers ceux qui ont du pouvoir sur eux, la nécessité de ne pas rendre trop complexes le fonctionnement des services et les circuits de décision et le respect de la vie privée (surtout dans ce qu’elle a de plus sensible et intime, les enfants, dont il ne faut pas oublier « l’intérêt supérieur »), l’équilibre est toujours très difficile à trouver. Des exemples de plus en plus nombreux attestent cette difficulté, mais ce serait un autre sujet.