Par Paul Véron, maître de conférences en droit privé à Nantes Université

L’Agence nationale de sécurité du médicament des produits de santé (ANSM) a publié sur son site un communiqué contre-indiquant la délivrance par les pharmaciens et la consommation par les patients de vasoconstricteurs oraux, couramment utilisés pour le traitement d’affections bénignes, tel le rhume, et dont la délivrance n’est pas soumise à prescription médicale. Il s’agit notamment des spécialités commercialisées sous les noms d’Actifed Rhume, Dolirhume, Humex Rhume ou Rhinadvil Rhume. Différentes instances se sont associées à cette recommandation, dont le Collège de la médecine générale, le Conseil national professionnel d’ORL, l’Ordre national des pharmaciens et les syndicats de pharmaciens d’officine.

Dans quel contexte intervient cette recommandation de l’ANSM ?

Cette contre-indication fait suite à quelques cas de complications graves recensés en France (environ 300 cas déclarés entre 2012 et 2018), dans les bases de données de pharmacovigilance et dans la littérature médicale, d’accidents vasculaire cérébraux ou de complications cardiaques graves (infarctus du myocarde), dus à l’effet vasoconstricteur (constriction des vaisseaux) de la pseudoéphédrine, substance active des spécialités concernées. Ces médicaments étant disponibles sur le marché de nombreux autres Etats européens, l’ANSM a saisi l’Agence européenne du médicament (EMA) d’une procédure d’arbitrage (V., CSP, art. R. 5121-51-8 et s.) aux fins de réévaluation, sur la base de ces nouvelles données, de la balance bénéfice/risque des produits contenant de la pseudoéphédrine, en vue d’un éventuel retrait de l’autorisation de mise sur le marché (AMM). 

Cette procédure a été initiée au mois de février 2023 par le comité de pharmacovigilance (PRAC) de l’EMA. Dans l’intervalle, précise le communiqué, « une surveillance renforcée en France est maintenue et d’autres mesures restrictives pourraient être prises afin de protéger les patients ». Cette préoccupation de l’autorité sanitaire française n’est pas nouvelle. En décembre 2017, l’ANSM avait fait interdire la publicité des spécialités qui contiennent de la pseudoéphédrine, sur le fondement des articles L. 5122-1 et s. du Code de la santé publique. En outre, des fiches d’information ont été délivrées dès 2020 à l’intention des pharmaciens et des patients, afin de limiter fortement le recours à ces médicaments et recommander en première intention des mesures alternatives d’hygiène. Un pas supplémentaire a été franchi avec cette fois une contre-indication sans réserve, la directrice de l’ANSM n’étant toutefois pas allée jusqu’à prononcer la suspension ou le retrait de ces produits du marché.

L’ANSM pouvait elle aller au-delà et décider la suspension ou le retrait des médicaments du marché ?

Rappelons à titre liminaire que la mise sur le marché d’un médicament est soumise à une procédure d’autorisation délivrée tantôt au niveau national, tantôt par l’ANSM pour ce qui concerne la France, tantôt au niveau européen par la Commission européenne après évaluation par l’EMA (Sur les différentes procédures applicables, not. : M. Baumevieille, Autorisations de mise sur le marché – procédures administratives, Juriscl., Fasc. 35). Cette seconde voie est désormais la plus souvent privilégiée en pratique, dès lors que les laboratoires pharmaceutiques visent rarement la commercialisation du médicament sur le seul marché national.

 Le directeur général de l’ANSM dispose du pouvoir de suspendre ou retirer un médicament du marché, y compris lorsque l’autorisation a été délivrée au niveau européen. L’article 5121-47 du code de la santé publique lui permet en effet, par décision motivée indiquant les voies et les délais de recours, de « modifier d’office, suspendre, pour une période ne pouvant excéder un an, ou retirer une autorisation de mise sur le marché ». Le texte précise que l’autorisation peut être suspendue y compris dans l’attente de l’issue d’une procédure d’arbitrage de l’Union européenne et que dans ce cas, la suspension demeure en vigueur jusqu’à ce que la Commission européenne ordonne qu’il y soit mis fin. Les motifs justifiant une telle décision de suspension ou de retrait sont les mêmes que ceux qui fondent un refus d’autorisation, c’est-à-dire : « lorsqu’il apparaît que l’évaluation des effets thérapeutiques positifs du médicament ou produit au regard des risques pour la santé du patient ou la santé publique liés à sa qualité, à sa sécurité ou à son efficacité n’est pas considérée comme favorable, ou qu’il n’a pas la composition qualitative et quantitative déclarée, ou que l’effet thérapeutique annoncé fait défaut ou est insuffisamment démontré par le demandeur » (CSP, art. L. 5121-9). 

Autre voie possible : le directeur général de l’Agence peut engager une procédure d’urgence « sur la base d’inquiétudes résultant de l’évaluation des données issues des activités de pharmacovigilance » (CSP, art. 5121-157). Dans ce cas, il informe la Commission européenne, l’Agence européenne des médicaments et les autres Etats membres de l’Union européenne de sa décision de suspendre, de retirer ou de refuser le renouvellement d’une AMM, ou d’interdire la délivrance d’un médicament. Dans le cas des médicaments « anti-rhume », la décision prise par la directrice de l’Agence de recourir à une simple contre-indication par le biais d’une recommandation relève donc de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, non d’un pouvoir lié. Il s’agit d’une décision d’opportunité visant à éviter à la fois une disharmonie au sein de l’UE et une contestation des laboratoires.

Pour quelles raisons les voies de la suspension ou du retrait ont-elles été écartées ?

Selon les termes de la directrice de l’ANSM, une mesure de suspension aurait été une perte à la fois de temps, de lisibilité et de crédibilité, si in fine l’Agence européenne du médicament et la Commission européenne, au terme de la procédure de réévaluation engagée, en venait à décider du maintien des produits concernés sur le marché. On pourrait répondre que la raison d’être d’une mesure de suspension est précisément d’être à la fois préventive et provisoire et qu’il n’eut pas été incohérent, dans une logique de précaution, d’opter pour cette voie, dans l’attente que l’EMA rende ses conclusions sur la base d’analyses de données de pharmacovigilance plus fournies. Il s’agissait également de limiter le risque de contentieux. 

La décision administrative de suspension ou de retrait fait assurément grief au fabricant commercialisant la molécule. Son contenu comme ses motifs doivent être communiqués à ce dernier et sa légalité peut être contestée devant le juge administratif. S’il est vrai qu’une recommandation contre-indiquant la délivrance et l’utilisation d’un médicament est également susceptible de faire grief et pourrait dans ce cas faire l’objet d’un recours en annulation, le risque apparaît moindre en pratique. En l’espèce, bien qu’elle considère défavorable le rapport bénéfice/risque des médicaments concernés, l’Agence a probablement considéré que les éléments dont elle disposait, permettant légitimement d’interroger la justification du maintien des spécialités « anti-rhume » sur le marché, étaient encore, à ce stade, trop fragiles pour éviter le risque d’invalidation juridictionnelle d’une décision de suspension. 

Enfin, elle aurait encore pu décider de soumettre la délivrance de ces vasoconstricteurs oraux à prescription (comme c’est le cas pour les spray nasaux), ce qu’elle n’a pas fait. C’est donc principalement aux pharmaciens d’officine que revient la charge d’informer leurs clients sur les risques induits par ces médicaments, de limiter leur accessibilité (par exemple, en les disposant derrière le comptoir, non sur les présentoirs) et de les contre-indiquer pour le traitement d’un rhume. Les conclusions de l’EMA sont désormais attendues. Elles pourront conduire, soit au maintien, soit au contraire au retrait des AMM, éventuellement à une simple restriction du champ de ces dernières.