Abattage rituel : la morale publique devient-elle le « laissez-passer » du bien-être animal ?
Alors qu’en 2014, l’organe d’appel de l’Organisation Mondiale du Commerce avait su lier « les préoccupations morales du public » et « le bien-être des animaux » dans l’affaire des phoques, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) franchit à son tour un cap en matière d’abattage rituel dans son important arrêt Executief Van de Moslims Van België et a. c/Belgique du 13 février 2024.
Par Adrienne Bonnet, Maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour
Quel est le contexte à l’origine de cet arrêt du 13 février 2024 ?
Le nœud de la discorde ? Deux décrets belges, l’un du 7 juillet 2017 propre à la Région flamande et l’autre du 4 octobre 2018, adopté par la Région wallonne. En substance, ces deux décrets imposent, en dehors de quelques exceptions, que les animaux vertébrés soient par principe étourdis avant d’être mis à mort. Chacun de ces textes précise, en outre, que la méthode de l’étourdissement réversible doit obligatoirement être mise en œuvre lors de l’abattage d’animaux dans le cadre de rites religieux.
C’est essentiellement de cet alinéa que naît l’affaire soumise à l’appréciation de la CEDH. Ainsi qu’en attestent les travaux préparatoires des décrets, le législateur tentait de parvenir à un juste équilibre en répondant, d’un côté, à la demande d’une société civile toujours plus soucieuse du bien-être animal et de l’autre, autant que possible, à certains préceptes religieux, qui se traduisent d’ordinaire par le fait de saigner un animal sans l’étourdir.
Or, c’est bien au titre de l’atteinte à leur liberté religieuse, que plusieurs organisations représentatives des communautés juive et musulmane en Belgique ont saisi les juges, d’abord internes, puis européens. L’affaire ayant fini par être portée devant la Cour constitutionnelle belge, celle-ci avait estimé préférable de saisir à titre préjudiciel la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Invitée pour la troisième fois en l’espace de quelques mois à se prononcer à propos de l’abattage rituel (v. CJUE, 29 mai 2018, Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen VZW e.a. c/ Vlaams Gewest ; CJUE 26 février 2019, Oeuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs [OABA] c/ Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation), la CJUE répondit dans cet arrêt que le droit de l’Union ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre qui impose, dans le cas de l’abattage rituel, un procédé d’étourdissement réversible et inapte à provoquer la mort de l’animal. En d’autres termes, les décrets litigieux s’analysent comme des textes nationaux imposant des règles plus strictes destinées à protéger davantage les animaux lors de leur mise à mort, ce qui est non seulement conforme au TFUE (art. 13), mais aussi à la Charte des droits fondamentaux de l’UE (art. 10) et au règlement propre à l’abattage (arts. 4 et 26). C’est donc fort logiquement que la Cour constitutionnelle belge avait ensuite rejeté les recours en annulation introduits par les requérantes contre les décrets litigieux.
C’est dans ce contexte qu’intervient l’arrêt du 13 février 2024. La CEDH tranche la question de savoir si le fait d’interdire l’abattage rituel des animaux sans étourdissement préalable, en imposant l’étourdissement réversible, constitue, à titre principal, une ingérence injustifiée dans le droit au respect de la liberté religieuse garanti par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et, à titre bien plus subsidiaire, une discrimination dans l’exercice de cette liberté religieuse, pourtant prohibée par l’article 14 de la Convention.
Dès lors, quelle est la position de la CEDH à propos de l’article 14 de la Convention relatif à l’interdiction de discrimination ?
À notre sens, la décision rendue par la Cour à l’aune de l’article 14 ne mérite pas un examen approfondi. Signalons simplement que les requérants tentaient en particulier de faire valoir que les décrets permettaient, à titre d’exception, d’abattre sans étourdissement des animaux dans le cadre de la chasse et de la pêche récréative. Puisque ces textes interdisaient aussi en parallèle l’exercice de certains rites religieux, l’ensemble constituait, selon eux, une différence de traitement dénuée de raison objective. La Cour rejette l’argument, en estimant en substance qu’il s’agit de situations distinctes, justifiant un traitement distinct.
La décision de la CEDH portant sur l’article 9 de la Convention relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion est bien plus captivante. Pourquoi ?
L’interprétation que la Cour retient en l’espèce de l’article 9 est nettement plus originale, en plus d’être inédite. C’est en effet la première fois que la Cour doit déterminer si la protection du bien-être animal relève effectivement de l’article 9, et plus précisément de son §2 qui autorise, sous conditions, que certaines ingérences soient causées par un État au respect de la liberté religieuse.
Tout en estimant que ces décrets sont effectivement constitutifs d’une telle ingérence, la Cour estime que celle-ci poursuit un but légitime car, relevant de la morale publique. Cette ingérence remplit également les conditions prévues par le §2 : elle est prévue par la loi, relève d’une « mesure nécessaire », déployée dans une « société démocratique » (sur ces critères, v. not., CEDH, 15 janv. 2013,Eweida c/ Royaume Uni ; CEDH, 29 juin 2004, Sahin c/ Turquie).
Les décrets flamand et wallon constituent-ils une ingérence au droit au respect de la liberté religieuse ?
Confrontée aux arguments du Gouvernement belge qui soulignait la conformité de l’étourdissement préalable à l’abattage avec les préceptes religieux, la Cour balaie l’argument. Elle « n’est guère équipée pour se livrer à [ce] débat ». Ce faisant, elle précise utilement la portée de l’arrêt Cha’are Shalom Ve Tsedek c/ France qui concernait aussi, il y a 24 ans, l’abattage rituel. En l’espèce, il lui suffit de constater que l’absence d’étourdissement des animaux avant l’abattage constitue un aspect du rite religieux suffisamment important pour certains croyants. L’ingérence est donc bien constituée.
Cette ingérence poursuit-elle toutefois un but légitime ?
Aux termes d’une analyse qu’elle souhaite « attentive », la Cour considère que l’ingérence est justifiée au vu des critères de l’article 9§2, précédemment énoncés. Parmi ces critères, figure la poursuite d’un « but légitime ». Pour être admise, une restriction à la liberté religieuse doit correspondre à l’une des exceptions prévues, exhaustivement, par l’article 9§2 (sur le caractère exhaustif de ces exceptions, v. not., CEDH, 14 juin 2007, S.A.S. c/ France ; CEDH, 14 juin 2007, Svyato-Mykhaylivska Parafiya c/ Ukraine,; CEDH, 12 février 2009, Nolan et K. c/ Russie). On ne peut qu’admettre que l’exercice est singulièrement complexe : l’article 9 de la Convention (voire la Convention elle-même) ne se soucie en aucune façon du bien-être animal, ni même des animaux, puisqu’il se réfère « à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». La Cour relève d’abord, que contrairement au droit de l’Union européenne qui admet que la protection du bien-être animal constitue un objectif d’intérêt général, la Convention n’a pas pour objet de préserver cet enjeu. Toutefois, poursuit-elle, elle a déjà eu à connaître de litiges y ayant trait (s’agissant not. de l’article 10 de la Convention : CEDH, 8 novembre 2012, PETA Deutschland c/ Allemagne ; CEDH, 16 janvier 2014, Tierbefreier e.V. c/ Allemagne ; et not. de l’article 11 de la Convention : CEDH, 24 novembre 2009, Friend et autres c/ Royaume-Uni). La Cour s’en inspire pour en déduire que le but poursuivi par les décrets en cause est légitime, en ce qu’il vise à « protéger la morale publique ». La Cour prend ainsi le parti de retenir l’état de l’opinion publique majoritaire des Régions flamande et wallonne pour en déduire que la protection des animaux est à même de légitimer une mesure portant atteinte à la liberté religieuse.
Que penser de cette décision ?
Tout en tranchant opportunément cette question, et en optant pour une interprétation cohérente avec celle d’autres juges, cet arrêt laisse plusieurs questions en suspens.
La Cour fait certes parfois preuve d’une certaine prudence, en relevant ainsi que « la protection du bien-être animal peut [et non doit] être rattachée à la notion de »morale publique » ». Par endroits, elle recourt toutefois à des formules pour le moins larges. En cessant de circonscrire son propos au seul article 9, elle affirme par exemple que « la Convention ne pourrai[t] être interprétée comme promouvant l’assouvissement absolu des droits et libertés qu’elle consacre sans égard à la souffrance animale, au motif que la Convention reconnaît, aux termes de son article 1er, des droits et des libertés au profit des seules personnes ». La Cour pose-t-elle, ici, les jalons d’une jurisprudence permettant d’interpréter d’autres articles de la Convention dans un sens analogue ? Quid, demain, par exemple, de l’avenir de pratiques néfastes au bien-être des animaux d’élevage qui se déploieraient à proximité d’un domicile et interrogeraient, ce faisant, l’article 8 portant sur le droit au respect de la vie privée et familiale ?
Soulignons enfin que la Cour a notamment écarté l’argument des requérants qui faisaient valoir que la Région de Bruxelles-Capitale n’a en rien restreint ou interdit l’abattage rituel sans étourdissement, contrairement donc aux régions belges voisines. En se retranchant derrière le fédéralisme qui caractérise la Belgique, elle se satisfait donc de l’état « régional » de l’opinion publique pour apprécier la « morale publique » de l’époque. Si ce raisonnement apparait proportionné dans son principe, il n’en donne pas moins des clés d’interprétation intéressantes pour l’avenir lorsqu’il s’agira d’apprécier le périmètre géographique de la « morale publique » en présence de normes, nouvelles et éventuelles, qui se soucieraient de protéger davantage les animaux.