Réforme des retraites : quelles mesures ont été censurées par le Conseil constitutionnel ?
Par Bertrand Mathieu – Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne-Université Paris 1 – Expert du club des juristes
Alors que les débats, qui ont agité constitutionnalistes et responsables politiques sur ce que le Conseil constitutionnel pourrait décider concernant la loi de financement rectificative de la sécurité sociale, ont essentiellement porté sur la procédure d’adoption de cette loi, la question de la constitutionnalité de l’objet principal de ce texte, à savoir le report de l’âge de la retraite à 64 ans, n’a pas été vraiment débattue. Ainsi, dans la rue comme dans les médias, le 49-3 a quelque peu éclipsé les 64 ans. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a censuré, comme cela était attendu, un certain nombre de « cavaliers budgétaires ».
Quels étaient les arguments invoqués par les parlementaires, notamment les députés de la Nupes, pour contester la constitutionnalité du report de l’âge légal de départ à la retraite ?
Il est révélateur que sur trois saisines parlementaires, une seule d’entre elles, celle de la NUPES, ait contesté la constitutionnalité de ce report de l’âge de la retraite.
Si cette décision, et celle rendue à propos de la proposition de référendum partagé (2023 4-RIP), apportent d’intéressantes précisions sur la liberté d’usage par le gouvernement des procédures que la Constitution lui accorde et l’impasse que représente la procédure de recours au RIP, ces points faisant l’objet d’un autre commentaire, il convient d’analyser sommairement la réponse du Conseil aux arguments sociaux des adversaires de cette réforme.
Dans leur saisine, les députés de la NUPES invoquaient plusieurs arguments à l’encontre, essentiellement, de l’article 10 de la loi adoptée, celui fixant l’âge de la retraite à 64 ans. Leur argumentation peut être synthétiquement présentée ainsi : l’article 11 du Préambule de 1946 consacre le droit à la protection sociale, il en résulte qu’il appartient au législateur de mettre en œuvre une politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités.
En l’espèce, les dispositions adoptées entraineraient une baisse drastique de la part de vie passée à la retraite, d’où une atteinte à la politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités. Ils considéraient également que les dispositions contestées conduiraient à une baisse du total de pension cumulée sur la durée de la retraite dont les effets seraient disproportionnés au regard des économies attendues. Était également invoquée la violation du principe d’égalité engendrée par le système dit des « carrières longues » au regard de la durée de cotisation requise (les intéressés étant susceptibles de continuer à cotiser alors qu’ils ont obtenu un nombre de trimestres suffisants pour bénéficier d’une retraite à taux plein). Par ailleurs, une discrimination indirecte entre les hommes et les femmes, résulterait du fait que le dispositif retenu conduirait à réduire, pour ces dernières, le bénéfice des mesures de solidarité liées à l’attribution de trimestres pour maternité. Enfin, le dispositif contesté serait contraire au caractère social de la République affirmé par l’article premier de la Constitution, du fait de l’allongement des périodes de chômage des « seniors » et des incidences en termes de santé de ces périodes d’inactivité.
En réalité par cette saisine les députés demandaient au Conseil, d’une part, de reconnaitre un principe de non-régression en matière sociale, une sorte de « cliquet anti-retour » et, d’autre part, de substituer son appréciation à celle du législateur sur l’équilibre à établir entre les exigences sociales et les contraintes économiques.
Quelle a été la décision du Conseil constitutionnel en la matière ?
Comme on pouvait s’y attendre le Conseil constitutionnel rejette l’ensemble de ces moyens.
Il rappelle que dans la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur des retraités, il appartient au législateur de déterminer les modalités qu’il estime appropriées. Pour ce faire, il peut modifier les dispositions existantes pour tenir compte d’autres objectifs constitutionnels. C’est en faveur d’un « effet de seuil » et non d’un principe de non-régression que se prononce le Conseil. Cette position de principe qui est ici rappelée, relève d’un simple bon sens : l’appréciation de la constitutionnalité d’une disposition législative s’opère presque toujours au regard de plusieurs exigences. Considérer que les dispositions sociales ne puissent être modifiées qu’« in melius » conduirait nécessairement à négliger des considérations qui peuvent être liées à d’autres exigences constitutionnelles (par exemple les intérêts fondamentaux de la Nation ou le développement économique, invoqués dans la Charte de l’environnement).
Le Conseil se livre à un double contrôle. D’une part il relève que la disposition contestée ne prive pas de garanties légales les exigences constitutionnelles en matière sociale. D’autre part, il opère un contrôle de proportionnalité pour juger que l’allongement de l’âge de la retraite ne constitue pas une mesure inappropriée au regard, notamment, des objectifs liés à la pérennité et à l’équilibre financier du système de retraite par répartition, à l’allongement de la durée de l’espérance de la vie, alors que le texte maintient un mécanisme de retraite anticipée pour certains travailleurs et un âge d’annulation de la décote (annulation des effets liés à l’insuffisance du nombre de trimestres de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein). Le Conseil ne se prononce pas sur le caractère approprié du dispositif retenu, mais vérifie seulement qu’il n’est pas inapproprié, le caractère plus limité d’un tel contrôle tient au fait que le Conseil, comme il le précise lui-même et de manière constante dans sa jurisprudence, ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation de même nature que celui du parlement. On peut cependant s’interroger sur le point de savoir si l’existence de mécanismes de retraite anticipé et d’annulation de la décote ne pourraient pas être considérés comme conditionnant la constitutionnalité du système de retraite.
S’agissant du grief lié à la discrimination entre les hommes et les femmes, le Conseil se borne à relever que les dispositions contestées ne suppriment pas le bénéfice, pour les femmes, de la majoration de la durée d’assurance de quatre trimestres au titre de l’incidence de la maternité sur la vie professionnelle. Il n’entre pas dans la logique de l’examen de discriminations indirectes et potentielles.
Enfin, s’agissant des dispositions qui baissent l’âge de la retraite des personnes qui ont commencé à travailler avant vingt et un an, le Conseil observe que le dispositif retenu n’allonge pas la durée d’assurance exigée d’eux et que le fait qu’ils soient soumis à un âge minimal de départ à la retraite, pouvant les conduire à cotiser au-delà de la durée d’assurance requise
pour obtenir une pension à temps plein, ne constitue pas une rupture du principe d’égalité au regard de la cohérence de l’ensemble du système des retraites.
Confronté à une argumentation qui incitait le Conseil à se substituer au législateur, ce dernier, sans s’écarter de sa jurisprudence traditionnelle et de la réserve qu’il lui appartient de garder en la matière, se livre à un examen de la cohérence du système retenu qui le conduit à le valider.
Quels sont les « cavaliers budgétaires » qui ont été censurés par le Conseil constitutionnel ? De quoi s’agit-il ?
Les cavaliers budgétaires sont des dispositions qui sont sans lien, ou marquées par un lien trop indirect, avec le texte en discussion. Leur censure, en matière budgétaire, répond à l’idée selon laquelle le gouvernement ne peut profiter des avantages que lui offre la procédure budgétaire pour obtenir plus facilement l’adoption de dispositions qui ont leur place dans une loi ordinaire, adoptée selon une procédure de droit commun.
Le caractère de cavalier de certaines dispositions était invoqué par les saisissants eux même. Il en est ainsi de l’article 10, au cœur du dispositif législatif en ce qu’il reporte l’âge de la retraite à 64 ans. L’argument dupliquait celui selon lequel la procédure aurait été irrégulière, l’objet de la loi ne relevant pas de ceux qui justifient le recours à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale. Le Conseil écarte le moyen en relevant que ces dispositions ont une incidence sur les recettes et les dépenses de l’année en cours des régimes obligatoires de base.
Pour le reste, le Conseil a censuré comme cavaliers, soit sur la base des critiques formulées dans les saisines, soit d’office : ce que l’on appelle l’ « index senior » ; les dispositions relatives au « contrat de travail sénior » ; des modifications relatives à l’organisation du recouvrement des cotisations sociales et aux conditions d’ouverture du droit au départ anticipé pour certains fonctionnaires ; le suivi individuel de certains salariés exposés à des facteurs de risques professionnels ; un dispositif d’information, à destination des assurés, sur le système de retraite par répartition.
Si cette censure porte sur un nombre assez important, numériquement, de dispositions, substantiellement elle porte sur des dispositions qui, pour l’essentiel, visent à contrebalancer le report de l’âge de la retraite par des dispositifs sociaux, notamment en faveur de l’emploi des séniors et de certaines catégories de salariés. Ces dispositions pourront être reprises dans le cadre d’une loi ordinaire. Elles devraient susciter moins de polémiques et pourraient faire partie d’une négociation sociale plus large, succédant à l’épisode retraite.
Ce n’est en tous cas ni par l’examen de la constitutionnalité de la substance des dispositions contestées, ni par la censure des cavaliers budgétaires que cette décision pourra rester comme une « grande décision ».
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