Quel rôle désormais pour Emmanuel Macron ? « À l’hyperprésidence ne succèdera pas l’hypoprésidence »
La configuration politique actuelle, qui peine à trouver une qualification, suscite des interrogations quant à la nature du lien qui unit désormais les deux têtes de l’exécutif. Cette situation inédite, marquée par l’absence de majorité au Parlement et par la nomination d’un Premier ministre issu d’un groupe minoritaire, constitue une phase de découverte constitutionnelle. Elle modifie en profondeur les relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, mais redéfinit également les rôles au sein du couple exécutif.
Par Priscilla Jensel-Monge, Maître de conférences en droit public, Aix-Marseille Université
Comment qualifier la relation inédite entre le Président de la République et le Premier ministre ?
La Constitution ne définit pas la nature du lien entre le Président de la République et le Premier ministre. Elle se contente de consacrer l’existence d’un exécutif bicéphale, c’est-à-dire à « deux têtes ». D’un point de vue constitutionnel, il est donc possible de parler de bicéphalisme ou de dyarchie pour désigner cette dualité entre le chef de l’État et le chef du Gouvernement. Toute autre qualification relève de l’analyse politique. Les néologismes tels que « coalitation » ou « majopposition » ne sont donc que des tentatives, plus ou moins convaincantes, pour mettre un terme sur une situation inédite. À défaut de pouvoir qualifier ce qu’elle est, il est d’abord possible d’écarter ce qu’elle n’est pas : une cohabitation. Outre le fait que la qualification a été exclue par le chef de l’État lui-même, en raison de sa résonance très évidente à un contexte politique auquel il a souhaité mettre fin, le terme de cohabitation renvoie à un contexte de bipolarisation de la vie politique marquée par une opposition frontale entre le Président de la République et la majorité à l’Assemblée nationale, et donc le Premier ministre. Or, cette hypothèse est à exclure dès lors que le parti présidentiel sera vraisemblablement représenté au Gouvernement et que ce dernier pourra s’appuyer sur un contingent solide de députés.
Le terme de « coalition » est également impropre pour qualifier la situation actuelle. Il renvoie en effet à la composition du Gouvernement et aux relations que ce dernier entretient avec les parlementaires. Il ne peut donc pas être mobilisé pour désigner les relations au sein du couple exécutif.
Lors de la nomination du Premier ministre, le Président de la République a employé une nouvelle expression pour qualifier cette situation inédite : la « coexistence exigeante ». Si l’on ignore le qualificatif, l’utilisation du terme de coexistence est intéressante dans la mesure où elle renvoie, au sens commun, à l’idée d’une existence simultanée. Implicitement, le Président de la République entend ainsi ne pas renoncer totalement à son influence politique. Bien qu’il soit encore trop tôt pour l’affirmer, le couple exécutif entre sans doute davantage dans une phase de collaboration, à dominante primo-ministérielle caractérisée par une influence déterminante du chef du Gouvernement.
Bien que l’exercice de qualification puisse éclairer la situation, elle n’est pas indispensable à sa compréhension. Le plus important, ce sont les implications que cette situation commande.
Justement, quelles sont les implications de cette configuration politique sur le partage des pouvoirs entre le Président de la République et le Premier Ministre ?
Le résultat des élections législatives de 2024, qui marque la défaite du Président de la République, ne contrarie pas la Constitution de la Ve République. Plus encore, il permet un certain « retour au texte ». Aux termes de l’article 20 de la Constitution, c’est en effet au Gouvernement qu’il appartient de déterminer et de conduire la politique de la Nation. C’est donc à lui qu’incombe la responsabilité de mettre en œuvre un programme politique en faisant voter des lois au Parlement. L’article 5 de la Constitution précise, quant à lui, la mission constitutionnelle du Président de la République en affirmant qu’il « veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités. ». Cette répartition constitutionnelle initiale s’est progressivement diluée sous la Ve République en raison de trois principaux facteurs : le passage au suffrage universel direct pour l’élection présidentielle en 1962, l’alignement de la durée des mandats présidentiel et législatif en 2000 et l’inversion du calendrier électoral en 2001. Une nouvelle pratique de l’article 20 s’est alors substituée au texte, conduisant le Président de la République à « déterminer la politique de la Nation » et réduisant le Gouvernement à la mettre en œuvre. L’influence politique du Président de la République s’est ainsi progressivement accrue sous la Ve République, avec des élections législatives mises à la disposition du chef de l’État nouvellement élu. Avec la dissolution de 2024, le Président de la République a donc permis un retour au texte constitutionnel.
Si le Président de la République a perdu son rôle de chef de la majorité et, partant, son influence politique, sans que celle-ci ne disparaisse totalement, il conserve un rôle de premier plan en ce qui concerne la politique étrangère, les relations extérieures, la défense et la sécurité nationale. Pour reprendre la formule de Jacques Chirac, « le Président de la République s’occupe de la France, et le Premier ministre des Français ». Le rôle désormais dévolu à Emmanuel Macron ne saurait pour autant se limiter à cela.
En quoi le rôle du chef de l’État reste-t-il déterminant malgré ce contexte inédit ?
La rupture opérée par la dissolution et les élections législatives de 2024 ne réduit pas le rôle du Président de la République, qui reste important. Loin d’être limité à l’exercice des prérogatives de son « domaine réservé », le chef de l’État dispose de nombreuses attributions constitutionnelles dont certaines lui offrent un pouvoir discrétionnaire. L’article 19 de la Constitution fait référence, de manière exhaustive, à ces compétences du chef de l’État qui sont dépourvues de contreseing. Elles sont particulièrement intéressantes dans le contexte actuel. Parmi elles, figure tout d’abord la nomination du Premier ministre (article 8 alinéa 1er), dont on mesure pleinement l’importance aujourd’hui et qui sera amenée à être de nouveau mise en œuvre en cas de censure du Gouvernement. Le choix ainsi que le délai de nomination de Michel Barnier comme Premier ministre ont démontré qu’il s’agit bien d’une compétence discrétionnaire que la Constitution attribue au Président de la République. Elle a, pour corollaire, une capacité de non-nomination que l’on a pleinement observé avec le refus de nommer Lucie Castets à Matignon. Le chef de l’État conserve également la possibilité de recourir au référendum sur un objet déterminé (article 11). Cette prérogative s’exerce notamment sur proposition du Gouvernement. Dans ce contexte de collaboration à dominante primo-ministérielle, cette hypothèse est envisageable. Le chef de l’État pourra aussi user, sous certaines conditions de délai et de circonstances, du droit qu’il tient de l’article 12 de dissoudre l’Assemblée nationale en cas de crises ministérielles répétées. Il faut encore mentionner le droit de message devant le Congrès (article 18), la saisine du Conseil constitutionnel (articles 54 et 61), et la nomination des membres du Conseil constitutionnel (article 56), dont le prochain renouvellement est prévu en 2025. Si Emmanuel Macron ne désignera qu’un nouveau membre sur les trois – les deux autres étant nommés par les présidents des deux Assemblées, il aura en charge de désigner le futur Président du Conseil constitutionnel.
Outre les compétences qui lui appartiennent en propre aux termes de l’article 19 de la Constitution, le Président de la République dispose également d’un important pouvoir de signature et de nomination. L’article 13 de la Constitution prévoit, en effet, qu’il signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres. Le refus de François Mitterrand de signer trois ordonnances du Gouvernement Chirac en 1986, obligeant ce dernier à les transformer en projets de loi, a constitué un précédent important. Cet acte a remis en question l’idée d’une compétence liée du chef de l’État en matière d’ordonnances, laissant entrevoir une certaine liberté pour ce dernier face à de telles initiatives gouvernementales. Le pouvoir de nomination du Président de la République risque enfin d’être déterminant dans la période à venir. Il partage un pouvoir de décision avec le Premier ministre dans la nomination des emplois civils et militaires (art. 13 et 21 de la Constitution). La liste des emplois concernés, qui n’est pas limitée aux fonctions visées par l’article 13 al. 3 de la Constitution, a progressivement été élargie pour compter un millier d’emplois nommés en Conseil des ministres, parmi lesquels les conseillers d’État, les ambassadeurs, les recteurs d’académie ou encore les dirigeants des établissements et entreprises publics. Certaines de ces nominations, celles qui concernent les emplois ou fonctions qui ont une importance pour la garantie des droits ou libertés ou la vie économique, nécessitent un avis conforme des assemblées parlementaires. Une nomination ne peut pas voir lieu lorsque l’addition des votes négatifs de la commission compétente de chaque chambre représente au moins 3/5e des suffrages exprimés au sein des deux commissions. Il faudra dès lors observer la manière dont le Président de la République entend utiliser son pouvoir de signature et son pouvoir de nomination pour déterminer et affiner la qualification de la nouvelle situation au sein du couple exécutif.
Après avoir mené à bien certains projets majeurs de son programme électoral, comme la réforme des retraites, marqué de son empreinte la Constitution en y inscrivant le droit à l’interruption volontaire de grossesse, libéré de l’agenda politique immédiat et fort de ses attributions constitutionnelles, Emmanuel Macron entre dans une nouvelle étape de son second quinquennat. Si elle marque la fin de l’hyperprésidence, elle ne sera pas, sans nul doute, une hypoprésidence.