Par Lucien Rapp – Professeur de droit public à l’Université Toulouse Capitole, Directeur scientifique de la Chaire Sirius

Le 20 août 2023, l’agence chargée du programme spatial russe a annoncé que la sonde Luna-25 a échoué son atterrissage sur la Lune et s’est écrasée sur la surface de l’astre. Quelques jours plus tard, la sonde indienne Chandrayaan-3 alunissait avec succès sur la face sud de la Lune. Lucien Rapp, professeur de droit public à l’Université Toulouse Capitole, et Directeur scientifique de la Chaire Sirius, nous offre un décryptage juridique de ces événements et du contexte juridique dans lequel ils s’inscrivent.

L’échec de la mission russe Luna 25 a-t-il des conséquences juridiques ? Lesquelles ?

L’échec de la mission Luna 25 est d’abord un évènement géopolitique. Le 3 février 1966, l’URSS (dont la Russie a repris le programme spatial) posait avec succès la sonde Luna 9, quelques mois avant la sonde américaine Surveyor1. Elle était la première nation au monde à s’engager dans l’aventure lunaire que les Américains allaient ensuite marquer du sceau du succès du programme Apollo 11 et des premiers pas de Neil Armstrong sur le sol lunaire.

57 ans plus tard, l’échec de la mission Luna 25 signe le déclassement actuel de la Russie. Cet échec est d’autant plus cuisant qu’il précède de quelques jours, le magnifique succès de l’Inde, le 23 août 2023 dans l’alunissage de la sonde Chandrayaan-3 lancée le 14 juillet dernier. Pendant que l’Inde fait son entrée au nombre très étroit des puissances spatiales du moment, en devenant même la première nation spatiale à poser un engin sur la face sud de la Lune, la Russie donne le sentiment de les quitter.

Au-delà de la compétition technologique sino-américaine, trois nations émergentes, l’Inde précédemment évoquée, la Corée du Sud et Israël affichent leurs ambitions dans l’économie lunaire et cis-lunaire qui se dessine. Trois opérateurs privés, un japonais et deux américains, sont appelés à y participer activement. La compétition qui s’est engagée sur la Lune et au-delà, dans l’Espace profond, est à l’image des bouleversements actuels des activités spatiales, qui appellent une réflexion sur leur gouvernance internationale.

La Lune est devenue un enjeu de puissance internationale : des colonies humaines sont appelées à s’y installer, des ressources essentielles, nécessaires à l’exploration de l’Espace profond, pourraient en être extraites et commercialisées, des découvertes ou des inventions pourraient y être faites, une vie sociale pourrait s’y développer avec ses bons et ses mauvais côtés : de naissances sur la Lune aux délits ou aux crimes qui pourraient y être commis.

Or, si l’on veut bien exclure l’Accord sur la Lune, ratifié par 17 Etats seulement, mais qu’aucune des grandes puissances spatiales de l’époque, notamment la Russie, n’ont signé, l’on ne dispose pour régler les nombreux problèmes juridiques qui pourraient en résulter que d’un traité, le Traité de l’Espace (et accessoirement, de la Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par les objets spatiaux). Le Traité de l’Espace a été conclu au cœur de la Guerre Froide, alors que l’Espace n’était encore qu’un objet d’exploration conduite par une poignée de nations responsables dont la France. On ne peut laisser la compétition qui se développe actuellement sans arbitrage, ni régulation.

Que se passerait-il si un village lunaire était installé, regroupant des centaines ou pire, des milliers voire des millions d’individus dépendants de ressources en eau ou en électricité, qui seraient, elles-mêmes, sous le contrôle exclusif d’un gouvernement ou d’une entité privée ?

La Russie et l’Inde ne sont pas signataires de l’Accord sur la Lune (1979). Cela a-t-il une importance ?

La Russie et l’Inde sont signataires du Traité de l’Espace de 1967 que j’évoquais plus haut et qu’elles ont respecté jusqu’ici.

Ce traité vise expressément la Lune comme les autres corps célestes. Signé dans le contexte de l’affrontement Est-Ouest, le Traité de l’Espace sanctuarise l’espace extra-atmosphérique, en faisant « l’apanage de l’Humanité toute entière », ce qui implique tout à la fois l’impossibilité de revendication souveraine, son exploration pacifique et son utilisation dans l’intérêt de tous les pays, sa dénucléarisation, le primat de la coopération internationale.

Le Traité de l’Espace pose le principe de la responsabilité des Etats à la fois dans l’organisation de leurs activités spatiales, ce qui explique la multiplication des lois spatiales et dans la prise en charge de leurs conséquences, éventuellement préjudiciables aux autres Etats ou à leurs ressortissants.

Les Etats ont également souscrit une obligation de transparence de leurs activités d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes. Tout cela créé un environnement juridique et institutionnel qui peut encore fonctionner, mais qu’il faut d’ores et déjà songer à améliorer.

En l’absence d’organisation internationale dédiée aux activités spatiales, peut-on faire confiance aux Etats pour organiser la compétition qu’ils se livrent ?

Vous avez raison de mettre l’accent sur l’absence d’organisation internationale dédiée à l’Espace. La sollicitation intensive de l’Espace proche avec la mise en place de méga-constellations, le développement de services commerciaux liés aux activités spatiales, la dépendance accrue de nombreux secteurs d’activités terrestres aux données en provenance de l’Espace, demain peut-être le tourisme spatial imposent désormais une régulation du trafic spatial comme celle mise en œuvre dans le transport aérien. Or le transport aérien est régulé par une organisation internationale dédiée, l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale.

Cela étant, je rappelais plus haut que les Etats-Unis ont été les premiers à poser trois hommes sur la Lune. Ils y ont même planté le drapeau américain. Personne n’a interprété ce succès comme une revendication de souveraineté sur la Lune de la part des Etats-Unis. Les pas d’Armstrong étaient ceux de « l’Humanité », selon la formule mémorable. Il faut espérer que les autres puissances spatiales se comportent de la même façon et que ce type de programmes restent ceux de grandes nations spatiales responsables, appelées à s’entendre quelle que soit la concurrence qu’elles se livrent actuellement. Les Etats-Unis et la Chine, et peut-être demain, l’Inde, aujourd’hui en compétition sur le plan technologique, sont, sur de nombreux autres terrains – économiques, commerciaux ou financiers -, dans une situation d’interdépendance étroite, qui empêche que l’une ou l’autre fasse cavalier seul. Du moins tant que le dollar restera la monnaie de référence internationale…

En second lieu, toutes les nations spatiales ont intérêt à la coopération internationale, ne serait-ce que pour des raisons financières. Aucune d’elles ne peut assumer le coût et la mobilisation de connaissances ou de technologies qu’impliquent tous les programmes en cours dans l’espace profond. Cette coopération passe par des accords bilatéraux à défaut d’accords multilatéraux qui, à l’image de l’accord proposé dans le cadre du programme américain Artemis, jettent les bases d’une nouvelle gouvernance des activités spatiales. L’Europe ne s’y trompe pas, qui a fait le choix de la coopération davantage que celui de la compétition. Avec les Etats-Unis comme avec la Chine ou l’Inde. Cette coopération porte sur des aspects essentiels des programmes spatiaux concernés, qui fait du CNES en France, un partenaire primordial et respecté des agences nationales de ces pays.

Enfin, à défaut d’organisation internationale dédiée aux activités spatiales, il existe des institutions qui en font office et servent de forums internationaux. Le Comité des Nations Unies pour l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique est la principale de ces institutions. On attend avec intérêt pour 2027 les conclusions du groupe de travail qu’il a constitué sur l’exploitation des ressources tirées de l’espace et dont les échanges construisent peu à peu un régime international adapté. Non sans difficultés assurément, compte tenu de l’ampleur des intérêts en cause et de la divergence des points de vue, comme l’ont montré au printemps dernier, les débats de la 66ème session du Comité. Mais n’est-ce pas ainsi que l’on progresse sur le plan international ?