La cohabitation rime-t-elle avec la dissolution ?
La dissolution choisie par le Président de la République au soir des élections européennes risque fort d’accoucher d’une nouvelle cohabitation. Dans un tel contexte, le rapport des forces entre le Président et le Premier Ministre est tributaire du rapport des forces à l’Assemblée. Or, nul ne sait si les élections législatives vont déboucher sur une majorité stable.
Par Jean Pierre Camby , Professeur associé à l’Université de Versailles Saint Quentin ( Paris Saclay)
Quels sont les pouvoirs respectifs du Président de la République et du Premier ministre en cas de cohabitation ?
La cohabitation entre un Président de la République et une majorité de couleur politique différente à l’Assemblée nationale s’effectue à texte constitutionnel inchangé. Au Président incombe, sous la Vème République, le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics » qui va des nominations du Premier ministre et des ministres à la présidence hebdomadaire du conseil des ministres, en passant par la conduite de la diplomatie, la convocation d’un référendum législatif ou d’une session extraordinaire du Parlement, ou encore, par exemple, l’exercice du droit de grâce. Au Premier ministre incombe la direction collégiale du gouvernement et le pouvoir réglementaire. Ce dernier pilote la procédure parlementaire, dépose les projets de loi et rend les arbitrages budgétaires. Si on affirme souvent que le Président est le « maitre des horloges », comme on l’a vu le 9 juin dernier, le Premier ministre est le maitre de l’administration, du budget et du flux normatif. Si le Président dispose seul de pouvoirs exercés sans contreseing, énumérés à l’article 19 de la Constitution, comme la dissolution, la nomination de membres du Conseil constitutionnel ou celle du Premier ministre, d’autres pouvoirs sont partagés, par exemple en matière militaire, entre le « Chef des armées » et le « responsable de la défense nationale ».
En cas de cohabitation, cette répartition constitutionnelle est inchangée, mais le centre de gravité au sein de l’exécutif se déplace vers Matignon : ce n’est plus le Président qui donne l’impulsion, la « feuille de route », mais, comme dans les démocraties voisines, le pouvoir de direction effective des affaires publiques revient alors au Premier ministre. Le Président conserve alors l’exercice de prérogatives purement régaliennes : représenter la France, promulguer la loi, signer un traité, décider d’un référendum, d’une dissolution ou d’une intervention militaire à l’étranger ( pour ce dernier pouvoir, il ne peut agir seul ). Mais il perd l’initiative générale de l’action politique. On passe d’un Président qui, actuellement acteur, au sens premier du terme, bénéfice d’une concentration du pouvoir et d’une direction effective du gouvernement et des affaires publiques à un Président qui se cantonne dans le rôle d’ « arbitrage » que lui confère l’article 5 de la Constitution.
Dans quelle mesure les cohabitations précédentes peuvent-elles éclairer une éventuelle cohabitation à venir ?
Je serai tenté de répondre que l’ « éclairage » est indirect, ou tamisé, car les institutions ont changé. Les trois cohabitations qui ont eu lieu, même celle provoquée par la dissolution du 21 avril 1997, étaient toutes dues à la différence entre la durée d’une législature et celle du septennat présidentiel. Le propos était de remettre en phase les deux calendriers, soit juste après une élection présidentielle appelant une alternance parlementaire ab initio (en mai 1981, comme en mai 1988), soit en cours de mandat au bout de deux années. De ce fait, les Présidents la subissaient, guettaient les erreurs et préparaient leur revanche. Si le résultat apparent paraissait parfois baroque, le Président parvenait toutefois à empêcher des décisions relevant de sa compétence constitutionnelle ou de son pré carré. Pendant la première cohabitation, on trouve la célèbre querelle de 1986 sur le refus de signer des ordonnances, s’appuyant sur la lettre de l’article 13 de la Constitution, où « il signe » est interprété comme il peut signer, donc aussi refuser de signer. Au titre de la deuxième cohabitation, en matière de défense où les pouvoirs sont répartis entre Elysée et Matignon, une opposition entre Edouard Balladur et François Mitterrand sur la reprise des essais nucléaires s’est traduite par un blocage de la part de ce dernier que son Premier ministre n’a pu contourner. En revanche, le Président ne pouvait que difficilement s’opposer à une décision relevant de l’ appréciation souveraine du gouvernement. Lors de la troisième cohabitation, Jacques Chirac refuse, le 14 février 2001, d’inscrire à l’ordre du jour du conseil des ministre un projet de loi sur la Corse, mais le blocage ne dure guère. Telle était la guerre de mouvement entre Elysée et Matignon, avec, souvent par accord, la définition de zones neutres comme les affaires étrangères, où la France ne parle que d’une seule voix, les nominations en période pré-électorale, etc. Evidemment, plus les échéances, qui voyaient les deux acteurs s’affronter, s’approchaient, plus les espaces de neutralité se réduisaient, et plus les conflits étaient publiquement étalés. Mais ce partage de pouvoir pouvait aussi aboutir à des consensus vertueux : la loi du 11 mars 1988 sur les partis politiques en témoigne.
Les choses risquent fort de changer si le 7 juillet prochain ouvre la voie à une nouvelle cohabitation. La dissolution du 9 juin est inédite. Le Président a dissout pour contrarier un échec électoral. S’il subissait un nouveau revers électoral un mois plus tard, il sortirait très affaibli d’un second combat perdu et son pouvoir d’impulsion disparaitra, sans que le Premier ministre ne retrouve les pouvoirs qui étaient les siens avant 2008, où le déclenchement de l’article 49 aliéna 3 ne suscitait pas le scandale public. Alors que le quinquennat a renforcé les pouvoirs du Président face à un Premier ministre qui a vu ses moyens de domination du Parlement mis à mal par la révision de 2008, une cohabitation marquerait plus encore les pouvoirs du Parlement de se rebeller ou de bloquer les textes. Cela marquerait l’échec de la réforme du quinquennat en 2000 qui a renforcé les pouvoirs présidentiels et de cette réforme de 2008 qui a amoindri ceux du Premier ministre.
Le rapport des forces au sein de l’exécutif est tributaire du rapport des forces à l’Assemblée. La première cohabitation avec 286 sièges pour la majorité ne détermine pas le même rapport de forces que la seconde (472 sièges) ou que la troisième avec 319, alors même que les familles politiques étaient stables. Les cohabitations précédentes se sont faites dans le cadre d’une alternance classique et non à partir d’un fractionnement de la vie politique comme on le connaît aujourd’hui. Or, les rapports de force au Parlement pourraient bien conduire à un émiettement de la représentation encore plus marqué qu’il ne l’était sous la XVI e législature.
Les trois précédentes cohabitations ont permis d’apaiser le débat politique : le peuple était appelé à trancher par un choix binaire. Or, nous sommes confrontés à une situation très différente. Nul ne peut dire si une majorité stable va se dégager des élections, et à supposer même qu’il en soit ainsi, la dissolution ne fera pas taire les dissentions dans le pays.
En quoi la composition du gouvernement diffère-t-elle en période de cohabitation par rapport à une situation de majorité présidentielle ?
L’article 8 alinéa 2 de la Constitution indique que le Président nomme « sur proposition » du Premier ministre les autres membres du gouvernement. Hors cohabitation, la « proposition » se résume souvent à l’acceptation des choix présidentiels. Le Premier ministre a du mal à s’y opposer, même si la presse se fait parfois l’écho de résistances ou de négociations. En période de cohabitation, la « proposition » devient décision, le pouvoir de résistance passe du Premier ministre au Président. Ce dernier a toujours un droit de regard, résiduel, sur l’attribution des portefeuilles correspondant aux pouvoirs qu’il exerce de manière suprême : défense, affaires étrangères. Mais, d’une manière générale, il est tenu par les choix que lui dicte alors la majorité.
Dans quelle mesure le président Emmanuel Macron serait-il amené à démissionner ?
Le texte de la Constitution ne prévoit que la destitution du Chef de l’Etat en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », motif dont la coloration pénale ou au moins la gravité est patente. La démission pour un motif politique, elle, n’est pas prévue. Elle ne peut résulter, comme l’a montré le cas d’avril 1969 que d’une volonté de l’hôte de l’Elysée. Le général De Gaulle a fait jouer au référendum le rôle d’une mise en jeu de sa responsabilité politique. Actant un désaccord avec le peuple, il a quitté le pouvoir. il s’agit alors d’un engagement volontaire de responsabilité politique.
Mais le blocage peut être tel que le Président serait conduit à démissionner, si l’Assemblée refusait tout gouvernement qu’il nommerait. Ce fut le cas d’Alexandre Millerand en 1924, confronté à une « grève des ministères », c’est-à-dire un refus de proposition de nominations, alors que les pouvoirs du Président sous la V e République sont sans commune mesure avec ceux du chef de l’Etat sous la III e République.
Le président de la République doit-il se tenir au Premier ministre imposé par la nouvelle majorité ?
L’une des particularités de la France est que le Chef de l’Etat a le choix de la personne qu’il nomme comme premier ministre. Les contraintes sont d’ordre politique. Si la majorité lui est favorable , il peut exercer ce choix d’une manière discrétionnaire. En phase de cohabitation, il est tenu par le choix dicté par la majorité parlementaire ….si elle existe . Sinon, comme ce fut souvent le cas sous la IVe République, il doit trouver la personne introuvable, qui pourra concilier de fragiles et précaires alliances.