Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, professeur de droit public à l’Université de Brest

A la suite de l’adoption surprise de la motion de rejet sur le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » par l’Assemblée nationale, la prochaine étape parlementaire sera la réunion de la « commission mixte paritaire » (CMP) convoquée le lundi 18 décembre. Cette dernière est-elle une sorte de troisième chambre parlementaire ?

Que dit la médiatisation de cette CMP de l’évolution de nos institutions ?

Elle s’ajoute à  la série – déjà longue – des désordres de notre fonctionnement parlementaire générés par l’absence de majorité solide au Palais Bourbon.  Alors que la CMP a été pensée en 1958 comme une instance de conciliation des volontés des députés et des sénateurs dans la perspective d’aboutir un texte identique permettant de ce fait son adoption, elle se transforme de facto en troisième chambre où s’écrit la loi. Cela était apparu en mars dernier au moment des débats sur la réforme des retraites, cela se vérifie aujourd’hui.

Nous sommes loin de l’intention du constituant. A l’époque, les leçons avaient été tirées de l’enlisement observé sous la IIIe République, où la prolongation interminable de la navette parlementaire ralentissait considérablement l’adoption des textes. Les lois constitutionnelles de 1875 ne contenaient en effet aucune règle de compromis pour réguler le bicamérisme égalitaire. Pour le général de Gaulle, une telle perspective était inenvisageable. L’action du gouvernement ne pouvait risquer une telle paralysie. L’opposition d’une des chambres devait pouvoir être surmontée. Avec des raisons identiques, un tel mécanisme se retrouve au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Allemagne ou encore en Espagne.

Elle confirme à nouveau la réorientation du bicaméralisme au profit du Sénat. Hier simplement utile, le Palais du Luxembourg est aujourd’hui devenu indispensable au pouvoir exécutif. Insensiblement, l’évidence s’est installée : les réformes ne pouvant s’écrire à l’Assemblée, et alors que, selon la Constitution, le Sénat ne peut jamais imposer son choix au gouvernement, le chef de l’Etat est pourtant continuellement conduit à espérer son salut du bon vouloir de la majorité sénatoriale conservatrice.

Elle souligne le choix constant du Président en faveur de la brutalisation du Parlement. Il semble s’être convaincu qu’aucun compromis n’étant possible à trouver au Palais Bourbon, autant y perdre le moins de temps possible. C’est ainsi qu’il a annoncé la tenue précipitée de la réunion de la CMP, ce qui ne favorisera pas l’indispensable négociation préalable.

Elle entérine également l’inconfort de la Première ministre. Comme son sort est inséparable de celui de l’Assemblée nationale, l’anémie de cette dernière entraîne son effacement continu. Alors qu’elle devrait piloter le processus parlementaire, elle en est réduite à godiller entre les jeux de bascule des différents groupes politiques et la férule du président de la République. Dans le cas d’espèce, en indiquant que le 49.3 ne serait pas engagé lors de l’ultime lecture du projet de loi, Emmanuel Macron a rendu sa tâche encore plus complexe.

La CMP étant une instance uniquement composée de parlementaires, le gouvernement est-il vraiment démuni de tout pouvoir ?

En aucune façon, puisque la CMP constitue un résumé de ce parlementarisme rationalisé destiné à prévenir les débordements du Parlement, tout en garantissant la stabilité du pouvoir exécutif voulu par le général de Gaulle.

Ainsi, s’il est juste que le gouvernement ne participe pas à la réunion – ce qui est d’ailleurs unique dans le déroulement du processus législatif – il est évidemment associé à sa préparation. L’issue de la CMP de lundi sera d’ailleurs connue avant qu’elle ne débute, tout simplement parce qu’elle se limitera à n’être qu’une instance de formalisation de l’accord négocié à Matignon. Tous les arbitrages nécessaires entre les positions défendues par le président de la commission des Lois (qui présidera aussi la CMP) Sacha Houlié, celles des parlementaires LR et celles du gouvernement, n’attendront donc pas lundi. 

Partant, le texte du Sénat, contrairement à ce qui se répète, n’est pas la seule référence des échanges. Celui adopté par la commission des lois de l’Assemblée le 2 décembre peut parfaitement nourrir les nouvelles écritures des articles du projet de loi. Dans la pratique, pratiquement rien ne lie les rapporteurs des deux assemblées. En effet, comme il n’existe pas formellement d’amendement en CMP, ceux-ci sont très libres dans leurs « propositions de rédaction » sous réserve naturellement qu’ils respectent la jurisprudence dite de « l’entonnoir » du conseil constitutionnel qui interdit d’ajouter des mesures nouvelles.

Enfin, à l’issue de la CMP, selon les termes de l’alinéa 3 de l’article 45, le gouvernement dispose encore d’un réel moyen d’influence puisque si « le texte élaboré par la commission mixte peut être soumis (…) pour approbation aux deux assemblées. Aucun amendement n’est recevable sauf accord du gouvernement ».  Ce droit – dont il est le seul titulaire – de proposer (ou d’accepter) des modifications au texte adopté par la CMP était théoriquement destiné à compenser son absence lors de la réunion. Concrètement, cela lui donne une garantie supplémentaire de ne pas être dépossédé du contenu final.

Faut-il s’attendre à des surprises lors de l’ultime lecture dans les hémicycles ?  

Bien fou serait celui qui prétendrait le contraire. D’abord parce qu’il est assez souvent arrivé qu’un texte adopté par une CMP « conclusive » soit rejeté par l’Assemblée ou par le Sénat. Ce fut ainsi le cas pour la seconde chambre le 26 janvier 2012, sur la loi « relative à la protection de l’identité », et le 9 avril 2009 sur le projet de loi « Hadopi » par les députés. L’actuel ministre des relations avec le Parlement, Franck Riester, doit s’en souvenir puisqu’il en était le rapporteur à l’Assemblée. Cela avait conduit le gouvernement Fillon à ressaisir l’Assemblée d’une demande de « nouvelle lecture », avant que le Sénat ne le réexamine et in fine n’adopte la version votée par les députés. 

En 1992, on vit même un gouvernement refuser d’inscrire à l’ordre du jour des chambres les conclusions d’une CMP portant un projet de loi de simple transposition d’un texte européen portant sur « la responsabilité du fait des produits défectueux », tout simplement parce qu’il était opposé à l’accommodement élaboré. Rien n’interdit donc qu’une nouvelle motion de rejet soit adoptée ou qu’une motion de censure soit déposée et votée. Chaque lecture est par définition une épreuve. Cependant, pour le moment, la mémoire parlementaire ne contient pas de trace d’un rejet en lecture définitive d’un texte ayant fait l’objet d’un accord en CMP (mais dont, par définition, les conclusions auraient été rejetées).

Ensuite et surtout parce que ce nouvel épisode de la vie politique est le symptôme d’une évidence pourtant peu admise : sous la Ve République, le pouvoir appartient à la majorité de l’Assemblée. Le moment que traverse le Palais Bourbon n’est ni un simple incident parlementaire, ni une crise institutionnelle. Ce n’est qu’un nouveau révélateur (au sens photographique du terme) : on ne gouverne pas contre la majorité de l’Assemblée. C’est pourquoi son absence rend la vie politique erratique depuis juin 2022. En effet, si le Président ne peut compter sur une majorité cohérente, la supériorité numérique des oppositions ne forme pas non plus une majorité politique. Tant que l’exécutif n’intègrera pas cette réalité, le droit constitutionnel et le droit parlementaire continueront à s’enrichir de rebondissements !