Par Jean-Pierre Camby, Docteur en droit , HDR université de Paris Saclay et Jean-Éric Schoettl, ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel

Bruno Retailleau peut-il porter plainte dans cette affaire ?

Le ministre de l’Intérieur est évidemment fondé à défendre les fonctionnaires placés sous son autorité. Il ne pourrait à cet effet le faire en se portant partie civile (Crim. 2 sept. 2003, no 03-82.103 P), mais les syndicats de policiers pourraient le faire, de leur côté.

Une telle accusation publique relève-t-elle de la liberté d’expression ?

La liberté d’expression permet-elle de qualifier les policiers d’« assassins » ? La réponse est négative : la liberté d’expression n’est pas la liberté d’injurier ou d’outrager. Le juge pourra s’appuyer sur l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 qui protège de la diffamation « tout fonctionnaire public ou agent dépositaire de l’autorité publique ». La qualification des faits peut relever soit de l’injure, soit de l’outrage défini à l’article 433-5 du code pénal, lequel punit « les paroles, gestes ou menaces » dirigés contre « une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie ».

Les propos, pour être qualifiés d’outrageants, doivent être adressés à des agents publics identifiables (Cass. Crim. 29 mars 2017 n° 16-82.884), tandis que l’injure présente un caractère plus anonyme (Cass. Crim. 26 oct. 2010, no 09-88.460,  7 déc. 2004, no 04-81.162). On peut hésiter ici entre les deux qualifications car les faits sont identifiés avec précision. Comme le rappelle la décision n° 2021-893 QPC du 9 avril 2021 du Conseil constitutionnel ( cons . 13)  : « Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que, à la différence de l’injure publique, l’outrage ne peut être constitué que s’il est directement adressé à la personne outragée ou, si elle est absente, qu’il est établi que l’auteur des propos a voulu qu’ils lui soient rapportés par une personne présente. Ce faisant, l’outrage porte à la dignité des fonctions exercées ou au respect qui leur est dû une atteinte différente de celle résultant d’une injure qui, bien que publique, n’est pas directement adressée au titulaire des fonctions ou destinée à lui être rapportée ».

La différence ainsi établie est parfois ténue. En témoigne par exemple une affaire jugée par la Cour d’appel d’ Aix-en-Provence, (23 juin 1997: JCP 1998. IV. 1954), qui  juge que les paroles : « la police  ce sont des fachos, c’est eux qui assassinent …», proférées par des chanteurs de musique rap, lors d’un concert, en montrant du doigt à un public de plusieurs milliers de personnes des policiers présents sur le site en uniforme et en service, doivent être qualifiées non de simples injures, mais d’outrage à personnes dépositaires de l’autorité publique. En effet, les prévenus ne pouvaient ignorer que les propos tenus par eux portaient atteinte à la dignité des policiers présents sur les lieux pour assurer la sécurité de l’évènement. Circonstance aggravante : la virulence de leurs paroles « était de nature à engendrer une réaction qu’ils n’étaient pas nécessairement en mesure de contrôler, eu égard à l’importance de la foule ».A la différence de cette dernière affaire, les policiers ne sont pas ici physiquement présents et désignés , mais le qualificatif d’  « assassins » revient dans les deux cas. La chambre criminelle de la Cour de cassation a qualifié les mots : « la police ne vaut pas mieux que les criminels. Elle n’a que la loi de son côté, la protégeant de la responsabilité de ses exactions, pas la morale » de « propos outrageants, blessants et méprisants » (Crim. 12 mai 2015, no 14-80.430 ). L’offense est d’autant plus grave, en l’espèce, que les « forces policières » sont identifiées comme spécialement venues « de France » et que le contexte est explosif en Nouvelle Calédonie.

Quelle que soit la qualification juridique retenue, il est peu probable qu’une conception, même extensive, de la liberté d’expression permette d’exonérer l’auteur du message, largement diffusé, de sa responsabilité.  Des propos attentatoires à la dignité d’agents publics – ou mettant en cause d’une manière violente leur mission – ne sont protégés ni au regard de la Convention EDH (Cass crim 18 juin 2018 , n° 17-84.153 ou 29 mars 2017 n° 16-837), ni au regard de la Constitution. Le Conseil constitutionnel souligne que l’outrage « porte atteinte à la dignité des fonctions exercées et au respect qui leur est dû » et « constitue un abus de la liberté d’expression qui porte atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » (9 avril 2021 , précitée). Le même raisonnement s’applique au mot « assassinat ». Si la qualification d’outrage apparaît plus grave, l’injure met en cause les mêmes principes.

Le fait que son auteur soit un député modifie-t-il cette appréciation ? 

Cette question appelle une réponse plus nette encore : le fait que ces propos aient été tenus par un député est une circonstance politiquement aggravante, comme le relève le ministre de l’Intérieur. Qui plus est, dès lors qu’ils n’ont pas été tenus dans l’hémicycle ou dans un rapport parlementaire, ils ne sont couverts par aucune irresponsabilité parlementaire. Le champ d’application de celle-ci est strict (Cons. const., 7 novembre 1989, no 89-262 DC TGI Paris, 17e ch., 6 mars 1986 : Églises de scientologie c/Vivien ; ou CA Versailles 24 juin 2010, no 561, Giesbert et Myard c/ fédération chrétienne des témoins de Jéhovah). Resterait éventuellement au procureur, s’il souhaite procéder à des mesures contraignantes d’instruction, à demander une levée de l’immunité parlementaire. Il faudrait que ces mesures soient nécessaires (Bureau de l’Assemblée 9 décembre 2020), par exemple si l’intéressé refusait de se rendre à une convocation judiciaire. Il serait alors choquant que l’immunité ne soit pas levée.

L’intéressé serait en revanche couvert par l’irresponsabilité politique, qui protège son mandat représentatif, si de tels propos avaient été tenus à la tribune de l’Assemblée. Mais, il risquerait alors de se voir infliger une sanction, dont la composition actuelle, non proportionnelle, du Bureau , non représentative des effectifs des groupes politiques rendrait peut -être l’édiction difficile.

Entre la provocation, l’injure publique, la volonté de dégrader le climat politique ou d’envenimer la situation en Nouvelle Calédonie, d’une part, et la capacité du droit à sanctionner de tels débordements d’autre part, de quel côté penchera la balance ? C’est la qualité du débat démocratique et la sérénité de la vie parlementaire qui sont en cause. Il est donc sain que le ministre ait recours à la justice : tout ce qui est excessif n’est pas insignifiant.