Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, professeur de droit public à l’Université de Brest.

Cette révision est-elle indispensable ?

Oui. Depuis les accords de Matignon, des restrictions au corps électoral existent en Nouvelle-Calédonie tant pour les consultations d’accession à la pleine souveraineté que pour les élections provinciales. Prolongées par l’Accord de Nouméa, les modalités d’application découlent d’une loi organique daté du 19 mars 1999.

Sauf que matériellement, ces dispositions privent aujourd’hui du droit de vote 19,28 % des électeurs inscrits pour les élections présidentielles (selon les chiffres du Conseil d’Etat). Le gouvernement a donc pris l’initiative de corriger les distorsions qui résultent de l’écoulement du temps et des évolutions démographiques depuis plus de deux décennies en modifiant l’article 77 de la Constitution.

Au plan du droit, cette démarche est parfaitement justifiée comme cela a été rappelé dans une précédente note de ce blog. Sauf que les conditions dans lesquelles cette révision est engagée surprend par sa méthode et inquiète quant à ses conséquences.

Elle vient en effet rompre de manière extrêmement préjudiciable avec toutes les traditions qui balisent le processus engagé en Nouvelle Calédonie depuis Michel Rocard et qui est parvenu à maintenir la paix dans l’archipel.

Ainsi pour la première fois, une évolution institutionnelle n’est pas précédée par un accord consensuel local. Les conséquences électorales de ce « dégel » du corps électoral et la détermination du gouvernement à vouloir imposer cette révision suscitent la très grande hostilité des indépendantistes du FLNKS.

Ensuite, de manière singulière, l’Etat donne l’impression d’avoir troqué son impartialité pour embrasser la thèse des loyalistes. Ainsi curieusement, le ministre de l’Intérieur le 1er février 2024 a souhaité que les « élus calédoniens se mettent d’accord pour que l’Etat, à la fin, puisse apporter en tant que garant, en tant qu’arbitre, en tant qu’acteur neutre de cette situation, son imprimatur ». Cette expression, anodine dans sa formulation, traduit en vérité une césure délétère. Jamais l’Etat ne s’était auparavant considéré comme un simple clerc de notaire de consensus immanents. Tous les gouvernements ont considéré qu’ils étaient de la responsabilité de l’Etat de faire émerger des positions communes, de les nourrir pour que le projet l’emporte sur le rejet.

Enfin, l’Assemblée nationale, à la demande du groupe Renaissance, la commission des lois vient de désigner comme rapporteur du texte, le député calédonien Nicolas Metzdorf. Une telle pratique est inconnue au Sénat et n’avait pas de mise au Palais Bourbon sur des textes décisif. Comment imaginer alors que ces sujets nécessitent doigté et discernement, que le choix d’un parlementaire qui se caractérise par des expressions brutales soit la meilleure manière d’apaiser le débat public ?

Cette accumulation de paramètres contribue à détériorer gravement le climat politique comme viennent de l’illustrer deux importantes manifestations dans Nouméa le jour du vote du Sénat.

Comment expliquez-vous le choix du gouvernement ?

Par une funeste erreur d’appréciation. Gérald Darmanin, qui est devenu l’unique voix gouvernementale sur ce dossier, s’est convaincu que la seule manière de remettre les partenaires autour d’une table pour bâtir un statut définitif pour le territoire passait par l’organisation d’élections provinciales à partir d’un corps électoral dégelé. Il est persuadé que les indépendantistes qui sont aujourd’hui majoritaires dans deux provinces sur trois et dont deux des leurs président le gouvernement et au Congrès de Nouvelle Calédonie, ne feraient pas l’impasse sur ce scrutin et qu’il était donc possible de passer en force la révision constitutionnelle.

Hélas, le ministre est mal conseillé par ses amis calédoniens. Les mêmes d’ailleurs certifiaient il y a peu que le FLNKS avait perdu toute capacité de mobilisation et que ses mots d’ordre ne recueillaient plus aucun écho dans la jeunesse kanak. Le vaste boycott du dernier référendum (56 % d’abstention) comme les démonstrations de force réussies ces derniers jours dans les rues de Nouméa (4000 personnes le 28 mars puis 6300 le 2 avril, selon les chiffres de la police) auraient pourtant dû leur déciller les yeux.

De surcroit, le déroulement dans le calme, sans aucun heurt, de la dernière manifestation, le respect des consignes données et la présence d’un service d’ordre atteste de la solidité des organisations indépendantistes.

Rien ne peut donc garantir l’intuition du ministre de l’Intérieur. A l’inverse, il n’est pas impossible d’imaginer que le FLNKS qui appelle au « retrait définitif » du projet de loi, refuse de participer au renouvellement des assemblées provinciales et qu’il invite même ses militants à pratiquer un « boycott » actif. Cette expression ne doit rien au hasard, elle fait évidemment référence à l’attitude adoptée par le FLNKS en 1984 quand le gouvernement du moment voulait mettre en place un nouveau statut institutionnel ne tenant pas compte (déjà !) de sa revendication de restreindre le corps électoral. L’image qui est restée célèbre fut alors celle d’Eloi Machoro brisant une urne avec une hache à la mairie de Canala.

Un retour à des discussions plus sereines est-il impossible à imaginer ?

Cela n’est malheureusement pas l’hypothèse la plus plausible. Au contraire, les jours prochains risquent d’accentuer la tension. Ainsi le 13 avril, deux manifestations sont déjà convoquées ; l’une à l’initiative des loyalistes pour « se faire entendre de Paris » et l’autre appelée par les indépendantistes avec comme mot d’ordre « non à la recolonisation du pays ».

De surcroit, cette escalade verbale se déroule dans une ambiance économique très sombre : l’avenir des trois usines métallurgiques traitant le nickel, et qui assurent un quart de l’emploi local, n’est pas assuré, le secteur du bâtiment et des travaux publics est en léthargie et l’endettement du territoire est hors norme.

Au fond, pour calmer les passions qui sont déjà levées, trois chemins parfaitement conjugables pourraient entre empruntés.

D’abord suspendre la discussion du projet de loi pour quelques mois. Ensuite, espérer que la présidente de l’Assemblée nationale et le président du Sénat initient conjointement une mission du dialogue sur le modèle de celle inventée par Michel Rocard et qui sut créer les conditions du compromis historique. Enfin, que le Premier ministre reprenne le dossier car depuis 1988, Matignon est la « maison » des calédoniens de bonne volonté.

Il faut tout faire pour que les mots de plus en plus violents échangés de part et d’autres n’aboutissent pas à un incident armé pour lequel il n’est plus sûr, cette fois-ci, qu’il y ait des forces de rappel.