Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, professeur de droit public à l’Université de Brest

Que peut-on retenir de la contribution du Conseil d’Etat ?

Vu de Sirius, l’avis surprend par sa dimension équilibriste. Interrogé sur la compétence du législateur organique pour modifier la composition du corps électoral dont la restriction est constitutionnalisée dans l’article 77, il commence par répondre sans surprise qu’une révision de la Loi fondamentale est nécessaire. Mais ensuite, il nuance cette évidence en admettant « qu’à défaut de l’intervention rapide » du pouvoir constituant dérivé une loi organique pourrait se concevoir. 

De même, il se montre prudent sur la composition du Congrès, assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie qui détient le pouvoir législatif. Dès 1988, le compromis historique fondateur des accords de Matignon reposait sur l’équilibre entre la concession majeure des indépendantistes sur le corps électoral référendaire (à savoir la totalité de la population présente sur le territoire et pas seulement les kanak) et celle, tout aussi fondamentale, des loyalistes sur le fait que la gouvernance du territoire ne reposerait plus exclusivement sur le fait majoritaire, ce qui s’est traduit par la clé de répartition des sièges entre les provinces. 

Sa modification est donc particulièrement sensible, d’autant que les forces politiques attachées au maintien du territoire dans la République s’appuyant sur un incontestable accroissement des écarts de représentation au plan démographique entre les trois provinces, revendiquent un rééquilibrage. Tenant compte de ces paramètres, le Conseil d’Etat répète avec précaution qu’une loi constitutionnelle est nécessaire et que ce n’est que de manière subsidiaire, si la révision échouait et si le déséquilibre s’aggravait, que la loi organique pourrait intervenir.

Cette « obscure clarté », pour parler comme Corneille, traduit probablement des débats feutrés mais âpres au sein de la section de l’Intérieur comme de l’Assemblée générale. D’ailleurs, alors que l’avis consultatif est daté du 7 décembre, il n’a été rendu public que le 26 décembre, soit vingt jours plus tard. Un délai assez rare et sans doute indispensable au vice-président pour parfaire sa subtile rédaction.

Il reste qu’il ne sera guère utile au gouvernement, qui espérait vraisemblablement un éclairage pouvant contribuer à desserrer l’interprétation rigoriste caractérisant les décisions du Conseil constitutionnel relative à l’Accord de Nouméa. Ce dernier a en effet tendance à pratiquer une lecture littérale de ses dispositions, avec pour conséquence de complexifier la tâche de ceux qui depuis le 12 décembre 2021, date du dernier référendum, s’échinent à imaginer un nouveau statut pour le territoire.   

Le jour même de la publication, la Première ministre a annoncé le dépôt de deux projets de lois, l’un « dégelant » – selon l’expression consacrée – le corps électoral et l’autre reportant les élections provinciales au 15 décembre 2024. La route est donc tracée ?

Dans le dossier calédonien, une constante a assuré le succès des différentes évolutions statutaires : c’est le consensus politique local et non la loi du plus fort qui produit du droit. Autrement formulé, le droit n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Or pour le moment, les projets gouvernementaux ne traduisent que la volonté de l’exécutif. 

Au demeurant, celui-ci ne semble pas tirer de leçon du passé récent. Ainsi par exemple, comme cela fut rappelé ici (billet titré « Nouvelle Calédonie : un futur statut consensuel ? » sur ce blog le 21 septembre 2023), le chef de l’Etat avait publiquement fixé comme objectif d’aboutir « avant la fin de l’année » à un accord consensuel. Mais rien n’est venu.

En réalité, le gouvernement en porte une responsabilité particulière même si elle n’est pas unique. Mis à part l’engagement personnel du ministre de l’Intérieur qui s’est déplacé cinq fois en Nouvelle Calédonie en douze mois, sans jamais modifier un discours volontariste conjuguant la nécessaire ouverture du corps électoral avec la continuité de l’Accord de Nouméa, la parole de l’Etat semble plus s’adresser aux « loyalistes » qu’aux indépendantistes. 

Des fautes se sont ajoutées aux maladresses. De la fixation unilatérale de la date du 3ème référendum le 2 juin 2021 à la nomination de la présidente de la Province Sud au gouvernement comme secrétaire d’État à la Citoyenneté le 4 juillet 2022, du refus apporté au Président de la Province Nord d’un délai pour examiner le document sur les conséquences du « oui » et du « non » avant de tenir une réunion à Paris à la confirmation de la tenue du dernier référendum alors que le FLNKS réclamait en report en raison du COVID, tous les choix paraissent marqués par la partialité.

A la décharge du gouvernement, il faut cependant souligner l’absence de cohérence de certains dirigeants de l’Union Calédonienne, principal parti indépendantiste et que le gouvernement a curieusement érigé en interlocuteur quasi-unique. La distance qui sépare Paris de Nouméa ne se mesure ainsi pas qu’en heures d’avion, mais aussi en teneur de propos. Ceux-ci sont en effet souvent plus conciliants en métropole et continuellement plus revendicatifs dans l’archipel. Ce double jeu, s’il n’est pas nouveau, n’est évidemment pas à la hauteur des enjeux.

Ce climat n’interdit-il pas l’aboutissement de la révision annoncée ?

Il ne faudrait pas que les mots remplacent les actes. Emmanuel Macron, de manière surprenante, a annoncé lors de son discours prononcé à Nouméa le 26 juillet 2023 que cette révision devrait intervenir « début 2024 ». Nous y sommes.

Pour l’heure le texte du projet de loi constitutionnel n’est pas connu. S’il devait se limiter au corps électoral sans reposer sur un accord politique global et consensuel ce serait une grave erreur. 

D’abord parce qu’il n’est pas interdit de rappeler que le déséquilibre démographique n’est apparu insupportable aux loyalistes que depuis qu’ils ont perdu la majorité au Congrès. S’ils ont contesté avec constance la clé de répartition financière entre les provinces, ils n’ont jamais réellement protesté sur la clé de répartition politique. 

Ensuite parce que le FLNKS a montré sa capacité militante en organisant un « boycott actif » du dernier référendum (la participation ne fut que de 43,9 %). Il faut donc souhaiter, au regard de la gravité de la situation économique en Nouvelle Calédonie et de l’inquiétude qui en découle, que les discussions qui existent, directement et indirectement, à Nouméa puissent aboutir afin que continue à se « construire le chemin balisé voici de longues années par des hommes justes et grands » comme l’affirmait Edouard Philippe devant le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, le 5 décembre 2017. Cette histoire oblige.