Par Alan Hervé, Professeur à Sciences Po Rennes – Chaire Jean Monnet en droit de l’Union européenne, auteur de l’ouvrage « Les Accords de libre-échange de l’Union européenne » (Bruylant, 2023, 220 p.).

Que sait-on aujourd’hui de l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur ?

À vrai dire, encore trop peu de choses, l’accès public à l’information n’ayant guère progressé depuis la publication en anglais du texte de l’accord commercial sur le site dédié de la Commission en 2019. On sait cependant que la Commission, sous la pression de plusieurs États membres, dont la France mais aussi l’Autriche, l’Irlande et les Pays-Bas, s’est résolue à négocier depuis 2023 des engagements additionnels avec les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay), en particulier sur le plan environnemental. On ignore encore à ce jour quelle forme pourraient prendre de tels engagements, et quels seront leur contenu et leur portée réelle (valeur déclarative, interprétative ou contraignante ?). Sur ce point, les négociations menées ne sont en réalité guère transparentes et ceux qui n’ont pas un accès direct aux négociations menées par la Commission – société civile, parlementaires européens notamment – risquent fort de se trouver devant le fait accompli, peu de temps avant l’annonce de la signature du texte. Le degré précis de connaissance de l’état des négociations par les États membres est lui-même incertain.

Aucune certitude non plus concernant la forme que prendra le futur accord. Initialement, il devait s’agir d’un accord d’association, incluant un volet libre-échange mais également un ensemble de dispositions organisant un dialogue politique et une vaste coopération entre les deux régions. C’est du moins sur cette base que la Commission a obtenu du Conseil mandat de négocier le texte, à la fin des années 1990. Cependant, ce type d’accord est généralement considéré comme mixte, nécessitant ainsi une double ratification à la fois par l’Union et ses 27 États membres, conformément à leurs procédures constitutionnelles internes. Pour contourner cette difficulté, il n’est pas impossible que les négociateurs décident de séparer – comme pour le CETA- la partie politique de la partie commerciale du texte, cette dernière pouvant relever de la seule compétence de l’Union.

Cette solution à deux accords faciliterait la conclusion du texte de l’accord de libre-échange. 

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Quel est au juste le contenu de cet accord commercial et notamment de ses fameuses clauses miroirs ?

L’accord publié en 2019 et qui n’a, pour l’heure, aucune valeur juridique, est un accord de libre-échange assez classique, qui s’apparente à bien des égards au modèle conventionnel promu par l’Union depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et déjà applicable à l’égard d’autres partenaires, entre autres le Canada, la Corée, le Japon, la Nouvelle-Zélande, Singapour ou encore le Vietnam. On doit le resituer dans le contexte plus vaste de la politique libre-échangiste de l’Union européenne à l’égard des pays tiers, menée depuis une trentaine d’années et qui la conduit à négocier, encore aujourd’hui, des accords de libéralisation du commerce avec un grand nombre de partenaires en Afrique, avec les pays du Sud-Est asiatique ou encore avec l’Inde. L’accord commercial UE-Mercosur organise une suppression de la quasi-intégralité des droits de douane sur l’ensemble des marchandises, y compris agricoles. Il contient aussi des dispositions organisant la libéralisation du commerce des services, l’ouverture des marchés publics et la protection de la propriété intellectuelle, en particulier de certaines indications géographiques. Figurent encore des engagements en matière de développement durable (environnement et règles sociales) mais dont la portée juridique est affaiblie car leur violation ne peut en principe justifier l’adoption de sanctions commerciales, contrairement à certains accords commerciaux négociés ultérieurement avec le Royaume Uni (2020) et la Nouvelle Zélande (2023).

La présence de clauses miroirs est une légende urbaine, allègrement reprise dans la presse et le discours politique. Il n’existe en effet à ma connaissance aucune disposition qui obligerait les pays latino-américains à respecter à l’intérieur de leurs frontières les mêmes législations ou les mêmes niveaux de protection sanitaire, sociale ou environnementale que ceux en vigueur dans l’Union européenne. À l’exception des textes négociés avec des pays proches, ayant souvent vocation à adhérer à l’Union (par exemple l’accord d’association UE-Ukraine), les accords de libre-échange ne prévoient jamais une reprise de la législation européenne par le partenaire. Tout au plus organisent-t-ils un dialogue réglementaire sans valeur contraignante.

L’Union peut en revanche, et elle le fait déjà, imposer aux opérateurs qui souhaitent exporter vers l’Union européenne le respect de règles équivalentes à celles qui s’appliquent au sein du marché intérieur. C’est notamment la logique qui préside le fameux mécanisme instaurant un ajustement carbone aux frontières – en imposant à une gamme limitée de marchandises le même coût carbone que celui imposé au titre du système européen d’échange de quota d’émission – ou encore le règlement interdisant le commerce de produits issus de la déforestation, que l’Union s’apprête à amender afin de repousser d’un an la mise en application. D’aucuns y voient d’ailleurs un geste destiné à satisfaire les pays du Mercosur dans l’optique d’une signature prochaine de l’accord de libre-échange. Toujours est-il que l’Union n’a pas besoin d’un accord de libre-échange pour imposer le respect de ses législations en son sein, à condition d’en avoir la volonté politique, et d’être en mesure de faire appliquer son droit à l’intérieur de ses frontières et à exercer les contrôles douaniers adéquats, ce qui n’est pas toujours le cas.

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Que manque-t-il pour que l’accord soit ratifié ?

De la volonté politique. Et celle-ci est aujourd’hui forte en Europe, la France étant de plus en plus isolée sur ce dossier.

Le contexte politique a évolué ces derniers mois, en particulier à la suite des élections européennes. Sans qu’il soit possible de préjuger de ses futurs votes, le Parlement européen nous semble aujourd’hui plus libre-échangiste que par le passé. C’est le cas dans l’ensemble du Parti populaire européen qui constitue la force dominante au sein de l’assemblée, mais également des autres courants politiques présents, qu’il s’agisse des droites extrêmes et de l’extrême droite, mais aussi d’une bonne partie des écologistes (notamment les verts allemands) ou encore des socialistes, la position protectionniste de la gauche française étant loin de faire l’unanimité. La Commission du commerce international du Parlement européen (dite Commission Inta) est ainsi, pour la troisième fois consécutive, présidée par le socialiste allemand Bernd Lange, partisan affiché des accords de libre-échange.

Plus encore, la position française est, en raison du résultat des élections européennes et législatives, fragilisée au plan communautaire. De nombreux pays y voient l’occasion d’accélérer la conclusion d’un accord avec le Mercosur. Il en va ainsi des pays traditionnellement favorables à une plus forte intégration économique et politique avec l’Amérique latine – Espagne et Portugal – mais aussi de l’Allemagne qui perçoit cet accord comme un instrument d’accès au marché et peut-être davantage encore de sécurisation de l’accès à des matières premières dont elle a besoin pour son industrie et sa propre transition. Mezzo voce, cette position est aussi celle de certains milieux d’affaires français. Le prochain sommet du G20, qui réunira les 18 et 19 novembre prochains à Rio les représentants de l’Union européenne et ceux du Brésil et de l’Argentine, est ainsi perçu comme une fenêtre d’opportunité pour signer l’accord. À moins que la Commission, qui reste assez discrète sur ce dossier, ne craigne que cette décision perturbe l’actuelle procédure d’audition des commissaires européens. Politiquement, ce dossier du Mercosur a valeur de test pour le futur de la politique du libre-échange de l’Union européenne alors même que la Commission entame un nouveau mandat. Il sera aussi regardé de très près par les autres pays avec lesquels l’Union négocie des accords commerciaux.

Juridiquement, côté européen, la procédure de conclusion de l’accord est organisée par le droit primaire, en particulier les articles 207 et 218 TFUE. L’article 218 § 5 indique à cet effet que, sur proposition de la Commission « [l]e Conseil […] adopte une décision autorisant la signature de l’accord et, le cas échéant, son application provisoire avant l’entrée en vigueur ». Le Conseil approuvera la conclusion du texte qui pourra définitivement entrer en vigueur après l’approbation du Parlement européen, s’exprimant à la majorité. À défaut de précision contraire, la majorité qualifiée, dont les règles de calcul sont définies dans les traités, est ici applicable au Conseil au stade de la signature et, s’il prend la forme d’un accord commercial, de la conclusion du texte. Si, jusqu’à présent, les décisions de signature et d’application provisoire des accords commerciaux ont toujours été prises par consensus, il est possible que la Commission choisisse de passer en force et de mettre en minorité le peu d’États membres encore hostiles à cet accord, dont la France.

Un recours au vote à la majorité qualifiée serait politiquement sensible – la France n’ayant pas pour habitude d’être ainsi isolée au Conseil. S’y ajoutent des risques de troubles liés à la grande hostilité à cet accord d’une partie de la société civile et en particulier du monde agricole français aujourd’hui très remonté contre l’ouverture à une concurrence internationale jugée déloyale. La signature et l’approbation éventuelle du texte sans la voix de la France constituerait à n’en point douter un camouflet pour son exécutif. Ce dernier préfèrera peut-être se rallier à un consensus pour éviter une mise en minorité humiliante en défendant d’hypothétiques garanties obtenues sur le plan environnemental. Celles-ci restent à vérifier.