Par Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire UCLouvain, Saint-Louis, Chaire Jean Monnet

Quelle est l’étendue des dommages environnementaux causés en Ukraine en raison de l’agression russe ?

Depuis le début des hostilités en 2014, mais surtout à la suite de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine le 24 février 2022, ce conflit a fait des milliers de victimes, provoqué l’exil de 6,6 millions de réfugiés ainsi qu’un choc économique majeur, et n’a pas épargné l’environnement (20 millions de tonnes de déchets métalliques, 1 500 000 tonnes de débris et de gravats, 50 000 dauphins tués). À titre d’exemple, l’inondation provoquée le 6 juin 2022 par la destruction du barrage de Kakhovka par les forces armées russes a entraîné un véritable écocide en submergeant des milliers d’hectares de terres et en faisant des dizaines de victimes et des milliers de déplacés. Cette inondation est à l’origine d’une pollution transfrontalière chimique majeure qui affecte les écosystèmes marins des États riverains de la mer Noire. Par ailleurs, la pollution chimique généralisée ainsi que les explosions ont rendu stériles des millions d’hectares de terres agricoles du grenier à blé de l’Europe. Le 4 novembre 2024, les dommages environnementaux s’élevaient, d’après le ministère de l’Environnement ukrainien (EcoZagroza), à 94 milliards d’euros.

Des dommages causés à l’environnement naturel constituent-ils une violation du droit international humanitaire ?

Depuis l’avis rendu par la Cour internationale de justice en 1996 sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, les considérations d’ordre écologique doivent être dûment prises en compte dans la mise en œuvre des principes et des règles du droit applicable aux conflits armés. La perpétration de ces dommages environnementaux constitue une violation flagrante du droit international humanitaire, susceptible d’engager la responsabilité de la Russie. En effet, le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, auquel la Russie et l’Ukraine sont parties, interdit « d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre » qui sont susceptibles de causer « des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel » (art. 35). En outre, les parties belligérantes sont tenues de protéger l’environnement naturel contre de tels dommages. Il leur est interdit d’utiliser, notamment à titre de représailles, des méthodes ou moyens de guerre qui causeraient de tels dommages à l’environnement naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la population (art. 55).

Auprès de quelles juridictions les victimes pourraient-elles obtenir la réparation de ces dommages ?

Si le droit international n’est pas dépourvu de dispositifs qui permettraient à l’Ukraine d’engager la responsabilité de la Russie tant pour les dommages causés aux biens et aux personnes que pour les dommages environnementaux, il n’en demeure pas moins que le chemin à parcourir est parsemé d’embûches. Alors qu’il n’est guère aisé de collecter les preuves en plein conflit (un cinquième du territoire ukrainien est occupé) et encore moins de quantifier la palette de dommages environnementaux, une kyrielle d’obstacles se dressent quant à la compétence de la Cour internationale de justice (CIJ) et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Alors que la première n’est pas compétente dans la mesure où la Russie n’a pas consenti à sa juridiction (hormis pour la Convention sur le génocide, arrêt du 2 février 2024), la seconde n’est plus compétente depuis que le Conseil de l’Europe a exclu la Russie de son sein le 16 septembre 2022. Cela étant dit, qu’ils aient ou non consenti à la juridiction de la CIJ, les États demeurent juridiquement responsables des actes contraires au droit international qui pourraient leur être attribués.

Les crimes de guerre à l’égard de l’environnement naturel peuvent-ils être poursuivis devant la Cour pénale internationale ?

La Cour pénale internationale (CPI), qui siège à La Haye, est compétente pour enquêter et poursuivre les auteurs des crimes les plus graves de portée internationale (génocide, crimes contre l’humanité et différents crimes de guerre), lesquels sont imprescriptibles (art. 20). Parmi les « crimes de guerre » figurent les « attaques » qui causent « des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel » (article 8, §2, b, iv).

Alors que ni la Russie ni l’Ukraine ne sont parties au Statut de Rome qui a créé la CPI, l’Ukraine a néanmoins reconnu la compétence de la CPI sur son territoire pour les actes commis par les forces russes depuis le 21 novembre 2013, ce qui a permis au Procureur de la CPI de mener, sur la base des renvois reçus de la part de 43 États parties, des enquêtes relatives à la commission de crimes de guerre. En mars 2023 et mars-juin 2024, sur la base de requêtes soumises par plusieurs États, la Chambre préliminaire II de la CPI a délivré des mandats d’arrêt à l’encontre de V. Poutine et de M. Lvova-Belova, commissaire aux droits de l’enfant, pour différents crimes de guerre (déportation illégale de population), ainsi qu’à l’encontre de quatre officiers supérieurs russes pour différents crimes de guerre liés à la pollution civile. Rien n’empêche désormais le Procureur de la CPI de poursuivre les personnes qui auraient délibérément perpétré des crimes de guerre à l’égard de l’environnement naturel. Il devrait alors démontrer que les conditions prévues à l’article 8, §2, b, iv), disposition qui consacre un crime d’écocide, sont remplies.

Quelles conditions doivent être remplies ?

Vu l’étendue et le caractère irréversible de nombreux dommages environnementaux, la condition selon laquelle les dommages causés à l’environnement naturel doivent être « étendus, durables et graves » pourrait être remplie. En effet, les dommages qui pourraient être qualifiés de « graves » s’inscrivent dans le long terme et, partant, revêtent un caractère souvent irréversible, donc « durable ». Par ailleurs, le Procureur devra apporter la preuve que ces dommages sont « manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu », c’est-à-dire qu’ils s’avèrent disproportionnés par rapport aux opérations militaires conventionnelles, eu égard au degré d’intensité du conflit. Enfin, il lui reviendra de démontrer que les personnes poursuivies ont contribué intentionnellement à endommager l’environnement naturel. À ce titre, la destruction du barrage de Kakhovka le 6 juin 2023, en violation du Protocole II aux Conventions de Genève, auquel la Russie est partie, et qui interdit les attaques contre ces installations « même si elles constituent des objectifs militaires », corrobore l’élément intentionnel dans le chef des autorités militaires russes. Il en va de même de l’emploi des bombes au phosphore à Bakhmut, Kherson et Avdiyivka, interdit par le Protocole III, auquel la Russie est également partie. Cela étant dit, les individus qui seraient éventuellement poursuivis devant la CPI pour crime de guerre n’engageront que leur responsabilité pénale individuelle et non pas la responsabilité internationale de la Russie.

En raison des difficultés de poursuivre de tels crimes de guerre devant la CPI, les États occidentaux devraient-ils adopter un mécanisme international aux fins de la réparation des dommages des faits internationalement illicites commis en Ukraine ?

Consciente de cette course d’obstacles, l’Assemblée générale de l’ONU, et non le Conseil de sécurité, dont la Russie est membre, a estimé en 2022, à une courte majorité, qu’il fallait établir un mécanisme international aux fins de la réparation des dommages des faits internationalement illicites commis en Ukraine ou contre l’Ukraine, ainsi qu’un registre international recensant ces dommages. À ce stade, le Registre des dommages, intervenant dans le cadre institutionnel du Conseil de l’Europe, sert uniquement à consigner, sous forme documentaire, les preuves des dommages subis par des personnes, mais n’assume aucune fonction juridictionnelle. Ne réglant pas la réparation des dommages de guerre, et encore moins des dommages environnementaux, ce registre devrait être complété par un mécanisme collectif de réparation qui est actuellement dans les limbes. Un tel mécanisme pourrait s’inspirer de la Commission de compensation mise sur pied en 1991 par le Conseil de sécurité de l’ONU (résolution 687), lequel a prélevé, au moyen d’une taxe sur les ventes de pétrole d’Irak, 52,4 milliards de dollars (janvier 2022). Cette somme a notamment permis de compenser les dommages causés, entre février et novembre 1991, par l’émission de 500 000 tonnes de polluants par les 700 puits de pétrole koweïtiens en proie aux incendies déclenchés par les forces armées irakiennes. Or, il est impensable que le Conseil de sécurité adopte une résolution établissant un mécanisme similaire, dans la mesure où la Russie et la Chine, en tant que membres permanents, disposent d’un droit de veto. Aussi, les États occidentaux respectueux du droit international devraient-ils envisager la conclusion d’un traité international, sans obtenir pour autant l’accord de la Russie.

Sur quels obstacles risque de buter la création de ce mécanisme international ?

Dans la mesure où il n’y a aucun précédent, les États occidentaux sont à ce stade fort divisés. La reconnaissance par une juridiction internationale d’un crime d’agression ou de violations à titre individuel du jus in bello par des responsables militaires russes devrait, au demeurant, légitimer le recours à un mécanisme collectif de réparation. Mais jusqu’à présent, aucune juridiction internationale n’a reconnu la responsabilité internationale de la Russie.

Comment financer un tel mécanisme ?

Un tel mécanisme pourrait notamment être financé à partir des fonds « gelés » par les pays occidentaux dans le cadre des mesures prises à l’encontre de ressortissants russes (300 milliards de dollars d’actifs de la banque centrale russe ont été gelés en 2022, dont 200 milliards auprès de la Clearing House Euroclear). À nouveau, à défaut d’une reconnaissance préalable de la responsabilité de la Russie, une telle imputation unilatérale des avoirs russes constituerait une première en droit international. Les États membres auront-ils le courage de franchir le Rubicon en prélevant les avoirs de la Russie qui ont été gelés par l’UE de façon autonome ? La Russie ne se priverait pas de dénoncer une violation du droit international coutumier par les États occidentaux, qui pourraient se voir, de la sorte, endosser le rôle de l’arroseur arrosé. Et la Russie ne viendra-t-elle pas à se prévaloir à son tour de cette violation du droit international pour saisir des avoirs occidentaux en guise de contre-mesure ? C’est alors le serpent qui se mordra la queue. Et dans quelle mesure ces prélèvements pourraient-ils être affectés à la restauration des écosystèmes détruits ?

L’immunité juridictionnelle des biens étatiques ?

Un autre obstacle pourrait se dresser. Il y a près de trente-cinq ans, les Nations unies ont entamé les travaux visant à codifier le droit des immunités juridictionnelles des États. La Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens est le résultat de ce processus. Elle consacre la théorie restrictive de l’immunité, en vertu de laquelle l’immunité de l’État n’est pas absolue. L’immunité de l’État comprend une immunité d’exécution, qui permet à l’État d’empêcher l’exécution forcée sur ses biens et avoirs. Adoptée le 2 décembre 2004 et ouverte à la signature depuis le 17 janvier 2005, cette Convention n’est pas encore entrée en vigueur. Si elle n’est pas directement applicable en tant que telle, les principes qu’elle contient sont cependant applicables au titre de droit coutumier. L’application de ces principes dépend du droit du for. En outre, la mise à l’écart de l’immunité de l’État dépend d’un grand nombre de facteurs : nature de la créance, qualité du débiteur, affectation publique ou privée des biens faisant l’objet de la saisie.