Autonomie de la Corse : un problème de méthode
L’actualité constitutionnelle relative aux différentes collectivités territoriales connaît une accélération surprenante en cette année 2024. Après l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse par la loi constitutionnelle du 8 mars 2024, la vingt-sixième révision de la Constitution pourrait être celle intéressant l’élargissement du corps électoral appelé à voter aux élections provinciales de Nouvelle-Calédonie. Pourrait ensuite lui succéder un nouveau statut constitutionnel pour la Corse.
Par Michel Verpeaux, Professeur émérite de l’Université Paris Panthéon-Sorbonne
Un statut constitutionnel modifie-t-il l’état du droit ?
Dans le projet rendu public, la Corse serait, après une histoire marquée par plusieurs étapes législatives, en 1982, 1991 et 2015 principalement, la première collectivité à être prévue et encadrée nominalement dans la Constitution. Certes, les collectivités ultra-marines, tous statuts confondus, y sont énumérés à l’article 72-3 depuis la révision du 28 mars 2003, mais sans qu’en soient tirées des conséquences spécifiques, sauf leur rattachement aux articles 73 ou 74. Pour la Corse, à ce stade du projet, l’autonomie serait proclamée dans la Constitution qui reconnaîtrait la possibilité de fixer des normes dans les matières où s’exerceraient des compétences. Cette consécration constitutionnelle aurait donc des conséquences juridiques majeures. Toute loi future intéressant la Corse, et pas seulement celles ayant un objet statutaire, pourront ainsi faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, a priori, et a posteriori, à la condition que le(s) futurs(s) article(s) constitutionnel (s) consacrent un droit ou une liberté que la Constitution garantit au sens de l’article 61-1 de la Constitution. Il est donc partiellement exact de considérer que, parce que des lois antérieures ont déjà reconnu l’autonomie en 1982 (« L’organisation de la région de Corse tient compte des spécificités de cette région résultant, notamment, de sa géographie et de son histoire ») et l’existence d’une « communauté historique » en 1991, le nouveau statut ne modifierait pas radicalement l’Etat de droit. Il suffit de rappeler que la « communauté historique » a été censurée par le Conseil constitutionnel en même temps que la référence au peuple corse dans la décision du 9 mai 1991.
La procédure choisie est-elle originale ?
Comme c’est devenu presque fréquent depuis les années 1990, la procédure en vue de l’adoption de ce nouveau statut a été inaugurée par des négociations associant le gouvernement de la République et des élus. Dans le cas de la Corse, et à la différence de ce qui s’était produit en Nouvelle-Calédonie en 1998 pour laquelle les signataires de l’Accord de Nouméa étaient le gouvernement et les deux partis en présence, et de l’Accord du 27 janvier 2000 à propos de Mayotte qui associait, outre le gouvernement, le président du conseil général et trois représentants de partis politiques, ce sont des élus de l’Assemblée de Corse qui ont négocié avec le gouvernement les grandes lignes de ce statut. Dans tous ces cas, le travail parlementaire est, en quelque sorte, borné par des forces, politiques et institutionnelles, extérieures au Parlement. C’est la première dépossession des assemblées.
Ensuite, et comme dans les deux cas précités, il est prévu que l’accord ainsi négocié doit être soumis à un vote des électeurs, conçu comme une condition indispensable pour avaliser la future évolution. Ces référendums sont « locaux » parce qu’ils ne font participer qu’une fraction plus ou moins grande du corps électoral français, mais ils sont décidés et organisés par des autorités étatiques. Certains d’entre eux ont un fondement constitutionnel et ont valeur de consentement, comme ceux prévus à l’article 72-4 pour les collectivités ou parties de collectivités situées outre-mer en cas de changement de statut constitutionnel. D’autres ne sont en théorie que des consultations des électeurs en cas de création d’une collectivité territoriale dotée d’un statut particulier, sur le fondement de l’article 72-1 alinéa 3 mais elles nécessitent d’être autorisées par une loi. Cette seconde procédure a déjà été utilisée en Corse en 2003 et elle s’est soldée par une réponse négative à ce qui n’était qu’une demande d’avis. Elle a néanmoins empêché la poursuite de la discussion du projet de loi soumis aux électeurs corses.
Dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, c’est la loi constitutionnelle elle-même du 20 juillet 1998 qui a prévu et rendu possible la consultation dans un nouvel article 76.
Le référendum envisagé pour la Corse posera la question de sa signification (accord ou veto ? simple avis ?), mais aussi celle de la détermination du corps électoral (les électeurs inscrits sur les listes électorales de toutes les communes de Corse ou une population intéressée au sens de l’article 53-3, ou des électeurs possédant un lien- restant à déterminer- avec la Corse ?). En cas de référendum décisionnel, c’est à une seconde dépossession de ses attributions que le Parlement sera confronté. Si ce référendum ne devait être que consultatif, le Parlement sera-t-il néanmoins lié par le résultat sur le plan politique, comme en 2003, ou pourra-t-il passer outre ?
La suite de la procédure sera celle d’une révision constitutionnelle classique, nécessitant un accord sur un texte adopté en termes identiques par les deux assemblées, le choix final ente le vote du Congrès ou le recours au référendum appartenant au Président de la République. Sur un sujet aussi sensible que l’évolution de la Corse, le risque d’un désaveu populaire devrait être mesuré.
Qu’est-ce que l’autonomie ?
Il est parfois soutenu que l’autonomie susceptible d’être accordée à la Corse ne peut pas connaître de degrés. Elle serait ou ne serait pas. En droit français, celle-ci n’est proclamée, en 2024, que dans l’article 74 pour caractériser certaines collectivités d’outre-mer (les C.O.M.) et, par voie de conséquence, pour justifier des spécificités juridiques et contentieuses non négligeables, ne serait-ce que la possibilité de faire déclasser des lois nationales intervenues dans les domaines de compétence attribués à ces collectivités (alinéas 7 à 11 de l’article 74). A ce jour, seules la Polynésie française, et les îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin disposent d’une telle autonomie. Sur le plan européen, la France est liée par la Charte européenne de l’autonomie locale de 1985 qui définit cette autonomie comme étant « le droit et la capacité effective pour les collectivités locales de régler et de gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité et au profit de leurs populations, une part importante des affaires publiques ».
Néanmoins, si l’article 74 tire les conséquences de l’attribution de l’autonomie, il ne définit ni les conditions ni les critères de cette dernière. Ce sont les lois organiques statutaires relatives à chacune de ces COM qui décident, par affirmation, qu’une telle collectivité doit être qualifiée d’autonome. Ces régimes législatifs, même organiques, peuvent être distincts d’une collectivité à une autre, ne serait-ce, entre autres, que la reconnaissance du régime de l’identité législative pour les deux îles antillaises (articles L.O. 6213-1 et L.O. 6313-1 CGCT) ou celui de la spécialité législative qui s’applique en Polynésie française.
On peut aisément penser que la Corse, même autonome, sera soumise à l’identité législative sous réserve des compétences qui pourraient lui être réservées. Son autonomie dans le domaine normatif pourra être différente de celle reconnue aux différentes collectivités situées outre-mer, impliquant ainsi qu’il peut y avoir des degrés dans l’autonomie, comme il peut y en avoir dans la décentralisation, malgré l’affirmation péremptoire de l’article 1er selon laquelle l’organisation de la République « est décentralisée ».
Il est possible aussi de considérer que l’autonomie se situe, elle-même, dans une échelle de différenciation, au-dessus de la décentralisation, en se demandant si cette différence entre ces deux modes d’organisation territoriale est de nature ou de degrés.
Il est néanmoins prévu que la Corse se verrait reconnaître un véritable pouvoir normatif à la fois d’adaptation des règles nationales mais aussi de dérogation à celles-ci dans les conditions qui seront fixées par la future loi organique. Le projet prévoit un contrôle du Conseil d‘Etat -compétent directement semble-t-il ?-, ce qui signifierait que ces actes resteraient des actes administratifs, et du Conseil constitutionnel peut-être compétent pour prononcer le déclassement des lois nationales intervenues dans les domaines de compétence reconnus à la Corse cette fois sur le modèle polynésien. Beaucoup de questions restent ainsi posées.