Par Bertrand Mathieu, Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne- Université Paris I, vice-président de l’Association internationale de droit constitutionnel

L’Assemblée nationale vient d’adopter ce mardi 30 janvier le projet de loi portant inscription dans la Constitution de l’interruption volontaire de grossesse. Mais pourquoi cette nécessité soudaine d’inscrire l’IVG dans le texte sacré de la Constitution ? Décryptage des fantasmes autour d’un droit qui serait menacé.

Le fantasme des menaces pesant sur l’IVG

Si la constitutionnalisation du « droit à » l’interruption volontaire de grossesse avait déjà fait l’objet d’une proposition de loi constitutionnelle en 2019, la décision de la Cour suprême des États-Unis du 24 juin 2022 offre une opportunité aux partisans de relancer le débat. Cette décision remet en question la jurisprudence issue de Roe v. Wade de 1973, affirmant que le droit à la vie privée s’étend à la décision d’une femme de poursuivre ou non sa grossesse. Politiquement motivée pour limiter l’avortement, elle repose juridiquement sur la répartition des compétences entre l’État fédéral et les États fédérés aux États-Unis, un argument inopérant en France. Le Conseil constitutionnel français a reconnu que le recours à l’IVG relève de la liberté personnelle de la femme, à concilier avec la protection de l’embryon issue du principe de dignité. Tout revirement de jurisprudence est inimaginable, mais le curseur entre ces deux exigences pourrait varier. Aucun courant politique français n’entend remettre en cause, dans son principe, la loi défendue par Simone Veil. Sur le plan juridique, une inscription dans la Constitution ne prévient pas d’une révision constitutionnelle ni d’un revirement du Conseil constitutionnel. La Cour européenne des droits de l’homme a refusé de reconnaître un droit à l’avortement dans la Convention, mais l’IVG est protégée indépendamment de son inscription formelle. Agiter le spectre d’une remise en cause relève d’une posture idéologique visant à affirmer le droit individuel de la femme, avec le fantasme d’un retour en arrière.

La tentation de transformer une liberté relative en droit absolu

Il convient de revenir sur la genèse de l’inscription du recours à l’interruption volontaire de grossesse dans la loi française. L’acte fondateur en France est le discours de Simone Veil devant l’Assemblée nationale le 26 novembre 1974. Dans ce texte, pétri d’humanité, il s’agit de dépénaliser sous conditions l’avortement. Contrairement à une interprétation anachronique de ce discours, souvent cité mais rarement lu, il ne s’agit en aucun cas de reconnaître ou de dessiner les prémices d’un droit à l’avortement. Ainsi, Simone Veil rappelle que « l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue ». La proposition de loi visant à reconnaître un droit à l’avortement, comme droit fondamental, s’inscrivait en fait en rupture avec la logique de la loi Veil. Elle visait à remettre en cause l’équilibre consacré par le Conseil constitutionnel entre la liberté de la femme et la protection de l’embryon, ainsi que le caractère particulier de l’acte abortif souligné par l’existence d’une clause de conscience spécifique au bénéfice du corps médical.

Certes, depuis la loi Veil, le droit positif a évolué : l’entretien préalable est facultatif ; la condition relative à l’état de détresse a été supprimée ; le délai de recours à l’IVG est augmenté, et de la pénalisation de l’incitation au recours à l’IVG, on est passé à la pénalisation de son entrave… Il n’en reste pas moins que la prise en compte de la protection de l’embryon et de la liberté de conscience n’a jamais été remise en cause, même si l’équilibre réalisé entre ces différentes exigences a pu évoluer. L’inscription de l’IVG, sous forme d’une liberté garantie que le législateur est compétent

pour réglementer, à l’article 34 de la Constitution, ne constitue pas une telle rupture. Il convient alors de s’interroger sur son utilité.

La Constitution, réceptacle des questions sociétales

Inscrire dans la Constitution une liberté reconnue par le Conseil constitutionnel et attribuer au législateur une compétence qui lui appartient déjà relèvent d’une conception idéologique du texte fondamental. Comme l’a souligné à juste titre le président du Sénat, la Constitution ne peut être le réceptacle des questions sociétales. Tout débat, qui en l’espèce n’existe pas, portant sur telle ou telle question de société, devrait-il appeler une réponse constitutionnelle ? C’est en toute hypothèse une logique qui contredit la position prise, en 2008, par le comité présidé par Simone Veil, qui avait jugé inutile d’inscrire dans le texte constitutionnel des principes aussi fondamentaux que le principe de dignité ou celui du respect de la vie privée, dont on peut penser qu’ils ont un caractère de généralité et de « fondamentalité » plus évident que celui de la liberté d’avorter. Il n’appartient pas au constituant de transcrire dans le marbre de la Constitution toute jurisprudence constitutionnelle se bornant à tirer les conséquences de droits qui y sont déjà inscrits. L’inscription de l’IVG dans la Constitution, sous cette forme édulcorée, en tant que liberté garantie que le législateur met en œuvre, laisse à ce dernier la faculté de moduler la portée de cette liberté, sans que le droit existant représente un seuil sous lequel il serait impossible de descendre. Mais il n’en reste pas moins que cette inscription hémiplégique des principes applicables en matière d’avortement est susceptible de fragiliser tant la protection de l’embryon que la liberté de conscience des soignants, qui ne bénéficient pas de la même consécration.