Le droit du sol à Mayotte, une question singulière ?
La situation très chaotique de Mayotte, marquée par la paralysie de l’île depuis plusieurs semaines, a rendu nécessaire la visite, le 11 février dernier, du ministre de l’Intérieur et de la ministre déléguée chargée des Outre-mer. Un signal fort de l’État visant à démontrer que le cri de détresse des Mahorais a été entendu.
Par Thomas M’SAÏDIÉ, Maître de Conférences HDR en droit public à l’ « Université de Mayotte »
Lors des négociations qui se sont déroulées le 11 février, les membres des forces vives ont porté à la connaissance des ministres une unique revendication : la suppression du séjour territorialisé. Pour autant, Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, a fait plusieurs annonces pour répondre aux enjeux sécuritaires et migratoires du territoire le plus pauvre de la République. Si ces annonces portent, de manière générale, sur le contrôle de l’immigration clandestine, sur le renforcement de la protection des frontières, sur le contrôle de l’insécurité par le biais de l’opération Wuambushu, sur la mise en place d’un dispositif d’aide aux entreprises, il n’en demeure pas moins que la proposition consistant à supprimer le droit du sol à Mayotte est celle qui fait l’objet de vifs débats, en raison de son caractère totalement inédit.
La question du droit du sol à Mayotte revêt une importance particulière dès lors qu’elle est conçue comme outil de lutte contre l’immigration irrégulière. Ce droit, dont la mise en place sur l’Île au Lagon a été très tardive, a fait l’objet d’aménagement afin de le rendre propre à l’usage qui lui est assigné par le législateur en matière de gestion de flux migratoire. « Malgré [les] efforts d’une ampleur inédite, la situation reste très préoccupante sur le plan sécuritaire et migratoire » : cet aveu d’échec a conduit le gouvernement à revoir sa doctrine sécuritaire et en matière de contrôle migratoire, en annonçant la suppression du droit du sol à Mayotte.
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L’application tardive du droit du sol à Mayotte
Mayotte n’a pas toujours été incluse dans le champ des règles d’acquisition de la nationalité, contrairement à une affirmation approximative tenace. Alors même qu’elle fait partie de la France depuis 1841, elle est exclue, au même titre que les autres colonies, du bénéfice des dispositions de la loi du 12 février 1851, qui a posé, pour des raisons essentiellement militaires, le principe du double droit du sol en vertu duquel est français « tout individu né en France d’un étranger qui y est lui-même né ».
Le décret du 7 février 1897, qui a pourtant prévu un régime particulier applicable aux territoires ultramarins, n’a pas bouleversé « la condition des indigènes dans les colonies françaises ». Autrement dit, les autochtones de Mayotte ne pouvaient prétendre au bénéfice de la nationalité française en vertu du droit du sol. Tandis que les colonies françaises de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion sont visées par la loi du 10 août 1927, qui instaure les règles d’acquisition de la nationalité en vertu du droit du sol, Mayotte et la Guyane
en sont exclues. Il en va de même du décret du 5 novembre 1928, qui avait pourtant pour vocation de régler la situation des colonies autres que celles suscitées. Ainsi, dès l’origine, le droit du sol ne s’est pas systématiquement appliqué à Mayotte.
L’ordonnance du 19 octobre 1945, qui a pourtant fait un travail louable d’uniformisation et de codification des règles relatives à la nationalité française, réserve un sort totalement différent aux autres territoires ultra-marins, y compris donc Mayotte. Son article 10 mérite d’être repris in extenso en ce qu’il prévoit que « l’attribution, l’acquisition et la perte de la nationalité aux colonies ou dans les pays placés sous protectorat ou sous mandat français sont régis par des dispositions spéciales ».
Ce n’est qu’en 1993 que le législateur a pris soin d’intégrer Mayotte dans le champ des dispositions de l’article 6 du code de la nationalité. L’expression « en France », qui fixe le champ d’application territorial dudit code, inclut désormais Mayotte, en instituant toutefois un régime spécial pour les enfants nés à Mayotte et à Wallis et Futuna d’un parent né dans les TOM ou dans un territoire ayant le statut de colonie relevant de la souveraineté de la France, dont l’application du double droit du sol a été différée au 1er janvier 1994. Ce choix a fait l’objet de sévères critiques fondées sur la violation du principe de l’indivisibilité de la République. Dans sa décision n° 93-321 DC du 20 juillet 1993, le Conseil constitutionnel n’a pas été sensible à cet argument et, au contraire, a considéré que le choix du législateur d’accorder à ces enfants le droit à l’attribution de la nationalité corrige « une restriction à l’exercice d’un droit liée à des attaches avec une partie déterminée du territoire de la France ». Ainsi, l’extension du jus soli (droit du sol) à Mayotte n’a pu s’opérer tardivement qu’en 1993, au moyen d’adaptations.
L’aménagement non concluant du droit du sol à Mayotte
Les règles d’acquisition et d’attribution de la nationalité française à Mayotte ont soulevé d’importantes difficultés qui ont contraint le législateur à adopter une conception plus restrictive de la nationalité. Utilisées par les personnes entrées illégalement à Mayotte comme une arme de régularisation massive de leur situation, ces règles ont été détournées de leur portée initiale. Les parents étrangers gardent toujours l’espoir de voir leur situation régularisée par le seul fait d’avoir mis au monde un enfant sur le sol français, une naissance ouvrant ainsi la perspective d’obtenir la nationalité française. Or, cette croyance tenace est pourtant en partie fausse, car l’acquisition de la nationalité pour un enfant né à Mayotte (et donc en France) de parents étrangers ne s’opère pas automatiquement. L’enfant ne peut y prétendre à sa majorité que si, « à cette date, il a en France sa résidence et s’il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans, depuis l’âge de onze ans ».
Outre le désir des parents de mettre au monde un enfant qui pourrait favoriser la régularisation de leur situation par le biais du regroupement familial (le principal motif invoqué dans ce cas à Mayotte), ce sont surtout les conditions médicales plus sécurisantes qu’offre le Centre hospitalier de Mayotte, ainsi que l’espérance d’une vie meilleure qui attirent les personnes étrangères à prendre des risques démesurés pour entrer illégalement à Mayotte, perçue dès lors comme un eldorado infernal.
Sujet à controverse, la question de la nationalité y est appréhendée à travers le prisme d’instrument de lutte contre l’immigration irrégulière. C’est pour cette unique raison que ses conditions d’acquisition à Mayotte ont subi un durcissement en 2018. Ainsi, au sens de la loi n°2018-778 du 10 septembre 2018, un enfant né à Mayotte de parents étrangers ne peut prétendre à la nationalité française à sa majorité que si l’un de ses parents se trouve en situation régulière, muni d’un titre de séjour, trois mois avant sa naissance. Cette mesure introduite à l’article 2493 du code civil constitue un aménagement inédit des conditions habituelles d’attribution de la nationalité, en ce qu’elle prive de son effet utile l’automaticité du jus soli (simple ou différé) attachée à la situation d’un enfant d’étrangers pourtant nés sur un territoire
français. De ce point de vue, les critiques très sévères dont elle a fait l’objet ne sont pas étonnantes au regard des principes constitutionnels – tels que les principes de l’indivisibilité de la République et d’égalité – qu’elle semble (en apparence) contrarier.
Cependant, elle trouve sa justification dans la situation particulière de Mayotte caractérisée par une pression migratoire d’une exceptionnelle intensité. Il faut rappeler que plus de la moitié des habitants n’ont pas la nationalité française. Cette circonstance rentre dans la formule « caractéristiques et contraintes particulières » introduite par la réforme constitutionnelle de mars 2003. Cette formule constitue, de notre point de vue, une sorte de « fourre-tout » constitutionnalisé permettant de valider toute mesure ou situation ne pouvant être insérée parfaitement dans une unité, mais dont le maintien permet de gommer les écarts entre le territoire ultramarin concerné et le reste du territoire de la République.
En effet, au sens de l’article 73, le législateur a tout à fait le loisir, sur la base de l’expression « caractéristiques et contraintes particulières », d’instaurer une différenciation des règles d’acquisition de la nationalité au profit de Mayotte. C’est ainsi que le droit du sol a pu être adapté à la situation particulière de Mayotte avec la validation du juge constitutionnel, dans la décision n°2018-770 DC du 6 septembre 2018.
Néanmoins cet aménagement n’a pas produit les résultats escomptés. Ainsi, depuis sa mise en place en 2018, le taux de natalité est allé crescendo, pour atteindre un nouveau record établi en 2022 de 10775 naissances, selon les chiffres de l’INSEE. Les données objectives démontrent que l’adaptation des règles d’acquisition de la nationalité à Mayotte a produit l’effet d’un cautère sur une jambe de bois, d’où la nouvelle approche choisie par le gouvernement sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur et des Outre-mer.
La suppression du droit du sol comme solution à la crise migratoire
Il est constant que les problèmes d’insécurité et la pression migratoire hors norme auxquels Mayotte fait face découlent d’une carence de l’État dans ses missions régaliennes, puisque la protection des frontières, des personnes et des biens constitue l’un des rôles essentiels de l’État. Or, ces missions ne sont pas assumées. Les questions tenant à l’insécurité et à l’importance des flux migratoires sont devenues un enjeu fondamental à Mayotte au point d’effacer toutes les problématiques relatives au développement de l’île, pourtant essentielles, à l’instar de la question de la santé, dans le plus grand désert médical de France.
Dès lors, l’annonce de la suppression du droit du sol a jeté un pavé dans la mare : il suffit de constater l’instrumentalisation de cette question sur le plan national. Pourtant, cette annonce inédite a reçu un accueil favorable à Mayotte. Pour tout dire, la position des Mahorais sur la suppression du droit du sol résulte de l’utilisation des flux migratoires assumée par l’Union des Comores comme moyen de colonisation du territoire mahorais. Les autorités comoriennes considèrent, à tort, sur le fondement des résolutions de l’ONU, pourtant dépourvues de portée contraignante et non reconnues par les constitutions comoriennes et françaises, que Mayotte est un territoire qui leur appartient, niant ainsi son appartenance ininterrompue à la France depuis 1841 alors que ce n’est qu’en 1886 qu’a été établi le protectorat sur Anjouan (21 avril 1886), la Grande Comore (6 janvier 1886) et Mohéli (28 janvier 1886). Pour l’Union des Comores, il convient dès lors de reconquérir cette île, quels que soient les moyens utilisés : les autorités comoriennes considèrent qu’en se rendant à Mayotte, leurs ressortissants exercent leur liberté fondamentale, à savoir la liberté de circulation des personnes. Elles encouragent le mouvement, en dépit des risques très connus liés à la traversée. Cette situation explique que l’accord-cadre de 2019 conclu entre la France et les Comores n’ait produit aucun résultat, en dehors de la perte inutile par la France de 150 millions d’euros. En
tout état de cause, la crise migratoire est instrumentalisée par les Comores au profit d’une cause irrédentiste, et surtout constitue un moyen de pression diplomatique sur la France. D’autant que les Comores refusent de récupérer leurs ressortissants comme on n’a pu le voir lors de l’opération Wuambushu 1. En somme, une forme de chantage à l’aide au développement.
On comprend dès lors que pour limiter l’importance des flux migratoires irréguliers, le gouvernement ait choisi une mesure exceptionnelle en envisageant de réviser la Constitution pour y introduire la fin du droit du sol. Alors que les règles relatives à la nationalité ressortissent à la compétence du législateur, le gouvernement opte pour une solution en apparence simple consistant à supprimer le droit du sol par le biais d’une révision de la Constitution. Ce choix trouve son explication dans le fait que le recours à la loi pour mettre fin au droit du sol pourrait soulever des questions de constitutionnalité plus sérieuses qui risqueraient de dépasser les limites de la faculté d’adaptation autorisée par l’article 73 de la Constitution. Autrement dit, pour ne pas encourir la censure, la solution constitutionnelle est privilégiée.
Néanmoins, sa réalisation demeure improbable en raison de la rigidité de la procédure propre à la révision de la Constitution : d’une part, il s’agit de faire voter par les deux chambres (Assemblée nationale et Sénat) le projet de révision en termes identiques ; sur un sujet aussi clivant, une telle mission paraît difficile à réaliser en raison de la configuration actuelle du Parlement et surtout de l’instrumentalisation de cette question par la classe politique nationale. D’autre part, la soumission du projet aux 3/5ème des membres du Parlement réuni en Congrès paraît d’autant plus improbable que le gouvernement ne dispose que d’une majorité relative, ce qui risque d’empêcher l’adoption d’une mesure pourtant approuvée par les Mahorais, à moins que le projet de révision soit soumis au référendum compte tenu de l’accueil favorable de la suppression du droit du sol par l’opinion publique – 73% des Français y sont favorables selon les sondages. Rappelons également qu’avant que le Président de la République ne décide de recourir au référendum, au risque d’une réponse ne portant pas tant sur la question posée que sur celui qui la pose, il faut, en tout d’état de cause, parvenir à un texte voté en termes identiques dans les deux chambres.
Selon nous, les obstacles avancés par les opposants à cette mesure, relatifs à l’indivisibilité de la République, doivent être écartés en ce sens que l’unité, l’indivisibilité ne signifient pas l’uniformité. Si tel était le cas, les dispositions des articles 73 et 74 de la Constitution seraient vidées de leur sens. C’est au contraire parce que le constituant tient compte de la situation particulière des Outre-mer qu’il garantit une unité dans la pluralité. Il n’est d’ailleurs pas totalement exclu que le Conseil constitutionnel, saisi par 60 députés ou sénateurs, ne soit amené pour la première fois à se prononcer sur le contenu de « la forme républicaine du gouvernement » qui ne peut pas faire l’objet d’une révision selon l’article 89. Il pourrait à cette occasion souligner que le jus soli peut être aménagé en fonction des « caractéristiques et contraintes particulières » d’outre-mer mais ne peut pas être supprimé en tant que principe républicain. Cela dépendrait évidemment de la formulation d’un éventuel projet de loi de révision constitutionnelle.
En définitive, la question des flux migratoires irréguliers et ses conséquences sur l’ordre public ont provoqué l’exercice ingénieux du pouvoir d’adaptation découlant de l’article 73 de la Constitution. Ce pouvoir d’adaptation a concerné essentiellement le droit du sol qui, en 2018, a subi des ajustements rendus nécessaires par les contraintes et caractéristiques particulières de Mayotte. Cependant, devant l’échec des mesures ainsi prises, le gouvernement affiche désormais sa volonté de supprimer le droit du sol au moyen d’une improbable révision de la Constitution. Bien que cette annonce de la suppression du droit du sol ait été saluée par les Mahorais, il semble prudent de ne pas encore s’exalter outre-mesure, tant cette révision hypothétique ne produira les effets escomptés que si, parallèlement, l’immigration illégale est stoppée. À cet égard, il suffit que l’État protège efficacement ses frontières et les fasse respecter par les Comores.