Par Samy Benzina, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers

La procédure d’adoption de la loi pour contrôler l’immigration est-elle inédite ?

Le rejet d’un texte par une assemblée par le biais d’une motion avant tout examen au fond en séance publique n’est pas sans précédent. Juste pour l’année 2023, le Sénat a adopté quatre questions préalables visant à rejeter des projets de loi, généralement en dernière lecture après l’échec d’une commission mixte paritaire. L’Assemblée nationale a pu également, de manière  plus rare et à l’initiative de la majorité, adopter des motions de rejet préalable à l’encontre de propositions de loi de l’opposition (par exemple en 2016 contre la proposition de loi renforçant la lutte contre le terrorisme ou en 2019 contre la proposition de loi visant à augmenter le salaire minimum interprofessionnel de croissance). 

Cependant, la motion de rejet visant le projet de loi pour contrôler l’immigration présente un caractère inédit puisqu’elle est adoptée par l’Assemblée nationale, dès la première lecture, contre un projet de loi gouvernemental. En effet, le fait majoritaire conduisait jusqu’à présent à ce que toute motion de rejet préalable déposée par l’opposition soit rejetée. Cette nouvelle loi immigration a donc la spécificité d’avoir été adoptée sans que l’Assemblée nationale n’examine jamais de manière approfondie le texte en séance publique. C’est donc in fine au Sénat et en commission mixte paritaire qu’a été effectué l’essentiel du travail sur ce texte. 

Pour autant, les singularités de la procédure d’adoption du projet de loi n’emportent pas  son inconstitutionnalité. Le Conseil constitutionnel a déjà jugé que le rejet d’un projet ou d’une proposition de loi, par le biais d’une motion, avant tout examen au fond, n’emporte pas de violation des règles de procédure (CC, n° 86-218 DC du 18 novembre 1986 ; n° 2008-564 DC du 19 juin 2008). De même, il refuse de censurer un texte lorsqu’une telle motion a été adoptée en « vue d’accélérer la procédure d’adoption de ce texte par le Parlement », ce qui devrait pourtant constituer un détournement de procédure (n° 95-370 DC du 30 décembre 1995 ; 2012-662 DC du 29 décembre 2012). En conséquence, et en dépit d’un débat tronqué, il est très improbable que le Conseil déclare la loi inconstitutionnelle dans son ensemble au motif que sa procédure d’adoption serait irrégulière. 

Comment apprécier la position de la majorité présidentielle consistant à adopter un texte tout en pointant ses éventuelles inconstitutionnalités ?

Plusieurs membres de la majorité présidentielle, et non des moindres (Première ministre, ministre de l’Intérieur, président de la commission des lois de l’Assemblée nationale), ont évoqué leurs doutes concernant la constitutionnalité de certaines mesures se trouvant dans la loi pour contrôler l’immigration. Une telle attitude peut sembler curieuse : dans un État de droit, on peut raisonnablement attendre du chef de l’État, chargé de veiller au respect de la Constitution, et du Gouvernement, qu’ils ne soutiennent pas un texte contenant des dispositions inconstitutionnelles.  Cette attitude paraît d’ailleurs être une régression si on relit la circulaire de Michel Rocard du 24 mai 1988 qui instruit aux membres du Gouvernement de « tout faire pour déceler et éliminer les risques d’inconstitutionnalité susceptibles d’entacher les projets de loi, les amendements et les propositions de loi inscrites à l’ordre du jour ». Quant au vote de la loi par les parlementaires, il bat en brèche l’idée que le Parlement est, sur le fondement de l’article 34 de la Constitution, un protecteur des libertés publiques accordées aux citoyens. En particulier, l’attitude du Sénat, qui se présente régulièrement comme le gardien des droits et libertés fondamentaux et en fait un élément de sa légitimité, surprend.

En réalité, l’adoption du projet de loi immigration souligne une faible culture de l’État de droit dans la classe politique française qui tend à considérer que la fin (la satisfaction de ce qu’elle perçoit être une demande des citoyens) justifie les moyens, même inconstitutionnels. Le droit devrait alors toujours céder face au volontarisme politique. Cela est parfaitement illustré par les déclarations du ministre de l’Intérieur, devant le Sénat, selon lesquelles « la politique ce n’est pas être juriste avant les juristes ». 

Il ne faut donc pas voir dans ces « états d’âme » constitutionnels autre chose qu’une stratégie politique. Les dispositions pointées comme étant inconstitutionnelles sont exclusivement issues d’amendements des parlementaires Les Républicains que la majorité a dû concéder. Il y a donc une assimilation, trop rapide, entre ce qui est considéré comme inopportun politiquement et ce qui est jugé inconstitutionnel. Mais cette confusion est habituelle parmi les acteurs politiques. Par le passé, la majorité présidentielle actuelle n’a pas hésité à défendre des dispositions suspectées d’inconstitutionnalité dès lors qu’elles lui semblaient opportunes politiquement. La loi récente sur les retraites en est un bon exemple : nombre des cavaliers législatifs, censurés par le Conseil constitutionnel, étaient issus du projet de loi déposé par le Gouvernement qui avait pourtant été alerté des risques d’inconstitutionnalité par le Conseil d’État. 

La saisine du Conseil constitutionnel ne conduit-elle pas à lui faire jouer un  rôle de troisième chambre législative ?

Avant même l’adoption définitive du texte par le Parlement, la Première ministre a annoncé que le président de la République saisirait le Conseil constitutionnel. Cette saisine a une dimension éminemment symbolique puisqu’elle émane d’une autorité qui défère de manière exceptionnelle des lois au juge constitutionnel. Elle a aussi une dimension tactique en ce qu’elle vise à faire légitimer un texte contesté en obtenant la censure des dispositions les plus extrêmes. Cette stratégie n’est cependant pas sans poser de sérieuses difficultés.

 Il s’agit d’une instrumentalisation manifeste du contrôle de constitutionnalité. Faute d’avoir pu obtenir l’adoption du texte sans faire de concession à l’opposition, la majorité présidentielle tente de faire censurer par le Conseil les dispositions avec lesquelles elle est en désaccord. Ce faisant, elle met le juge constitutionnel dans une position institutionnelle particulièrement inconfortable. L’histoire du Conseil constitutionnel est celle d’une mue progressive d’une fonction de « régulateur des pouvoirs publics » au service de l’exécutif à celle de juridiction chargée de protéger les droits et libertés constitutionnels. La légitimité du Conseil est aujourd’hui fondée sur l’idée qu’il est indépendant, impartial, et qu’il juge en droit plutôt qu’en opportunité politique. Or, le président de la République essaye de faire du Conseil un allié objectif de l’exécutif en lui demandant de lui donner gain de cause là où le Gouvernement a dû céder face à l’opposition. Le Président exige donc ni plus ni moins du Conseil constitutionnel qu’il redevienne un « chien de garde de l’exécutif » ou un « canon braqué sur le Parlement », c’est-à-dire un instrument du parlementarisme rationalisé. 

De plus, la position de l’exécutif dans cette affaire n’est pas « naturelle » car elle tend à biaiser le procès constitutionnel. Il faut rappeler que dans le cadre du contrôle a priori, la Première ministre, par le truchement du secrétariat général du Gouvernement, est chargée de la défense de la constitutionnalité de la loi. Sur les dispositions que celles-ci a d’ores et déjà mis en cause,  on voit mal comment le Conseil constitutionnel va pouvoir maintenir un véritable contradictoire. D’autant  qu’à la saisine du président de la République, risque de s’ajouter la saisine de parlementaires d’opposition. En d’autres termes, le juge disposera des conclusions du Gouvernement et de parlementaires contestant certaines dispositions de la loi, mais il sera, de manière inhabituelle, dépendant de sa seule instruction pour trouver des arguments en faveur de la constitutionnalité. Compte tenu des délais contraints et du nombre de dispositions contestées, l’absence de véritable contradictoire pourrait être de nature à orienter le contrôle en faveur de la censure de la loi. In fine, le juge constitutionnel va avoir des difficultés à se sortir du piège que constitue cette saisine sans que soit portée atteinte à sa légitimité. Soit il censure tout ou partie des dispositions contestées par la majorité, et il risquerait alors d’être perçu comme une troisième chambre au service de l’exécutif. Soit il ne censure pas ou peu les dispositions contestées, au caractère particulièrement radical, et il sera alors accusé d’être un piètre gardien des droits et libertés. Cela rappelle que le juge constitutionnel ne doit pas être placé comme premier rempart de la Constitution : il n’est pas censé être le tamis du travail législatif, mais seulement un filet de sécurité.