Par Laurence Idot, Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

Quel est le contexte de l’affaire ?

L’affaire a débuté en septembre 2020 aux Etats-Unis, où des contentieux sont toujours en cours, lorsque l’entreprise américaine Illumina, spécialisée dans le séquençage de l’ADN des tumeurs et des cellules cancéreuses, a annoncé l’acquisition de Grail, une société américaine fabricante des tests de dépistage des cancers. L’opération échappait à tout contrôle en Europe, que ce soit au titre du règlement n° 139/2004 sur le contrôle des concentrations ou des droits nationaux des Etats membres, notamment français. Néanmoins, l’Autorité française, suivie par la suite par d’autres autorités nationales, a demandé le renvoi de l’opération à la Commission sur le fondement de l’article 22 du règlement n° 139/2004. Ce mécanisme, dit du renvoi ascendant, permet à un ou plusieurs Etats membres de demander à la Commission européenne d’examiner une concentration qui n’est pas de dimension européenne et ne rentre pas, de ce fait, dans le champ d’application du règlement n° 139/2004. En avril 2021, la Commission admettait les demandes de renvoi et ouvrait une procédure d’examen de l’opération de rachat de Grail par Illumina.

La procédure administrative a suivi son cours. Estimant que la concentration soulevait des problèmes de concurrence, la Commission a ouvert une phase II pour un examen approfondi qui a abouti à une décision d’incompatibilité le 6 septembre 2022.  Elle a ensuite adopté une décision de sanction pour pratique de gun jumping, soit une réalisation anticipée de la concentration, et imposé des sanctions aux deux entreprises en juillet 2023, enfin ordonné la déconcentration en octobre 2023.

Toutes ces décisions ont fait l’objet de recours en annulation devant le Tribunal de l’Union, en premier lieu les décisions admettant les demandes de renvoi. S’agissant de ces dernières, Illumina a contesté le recours à l’article 22 et par voie de conséquence la compétence de la Commission pour examiner l’opération.  Par un arrêt du 13 juillet 2022 (aff. T-227/21), le Tribunal de l’Union a validé la lecture du texte opérée par la Commission. Illumina et Grail ont formé un pourvoi. Suivant les conclusions de l’avocat général, le 3 septembre 2024, la Cour de Justice, réunie en grande chambre, a annulé l’arrêt du Tribunal ainsi que les décisions d’admission des renvois (CJUE, gde ch., 3 sept. 2024, aff. jtes C-611/22 P et C-625/22 P, Illumina et Grail).

Quels étaient les enjeux de l’affaire et pourquoi la position de la Cour était-elle si attendue ?

Tant devant le Tribunal qu’ensuite devant la Cour de Justice était en cause l’interprétation de l’article 22 du règlement n° 139/2004. Cette discussion très juridique s’insère dans un débat plus général sur le traitementdes concentrations dites agressives, ou killer acquisitions, réalisées à des fins d’éviction, notamment dans le domaine du numérique, des biotechs, où les cibles ont souvent des start-ups aux chiffres d’affaires limités… Certaines opérations qui présentent des risques certains pour la concurrence échappent à tout contrôle des concentrations parce qu’elles ne franchissent pas les seuils prévus, souvent en chiffres d’affaires, pour déclencher les contrôles.  La modification du règlement n° 139/2004 étant une opération très lourde, plutôt que d’engager ce processus,la Commission européenne a préféré modifier l’interprétation qu’elle avait de l’article 22 du règlement n° 139/2004 sur les renvois ascendants.  Le débat portait sur le point de savoir si un Etat membre peut demander le renvoi, alors qu’il n’est pas compétent pour examiner la concentration en vertu de son droit national. Initialement la Commission « décourageait » cette pratique, mais, en septembre 2020, la Commissaire Vestager annonçait une « nouvelle lecture de l’article 22 », qui fut concrétisée en mars 2021, dans des « Orientations concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations à certaines catégories d’affaires ». L’affaire « Illumina/Grail » est la première application de cette « nouvelle lecture de l’article 22 ».

Pour valider la position de la Commission, le Tribunal s’était livré à une interprétation successivement littérale, historique, contextuelle et téléologique de ce texte. Ces différentes lectures l’avaient conforté dans la conclusion que la procédure de renvoi de l’article 22 était un mécanisme correcteur qui permet un contrôle effectif de toutes les concentrations ayant des effets significatifs sur la structure de la concurrence dans l’Union en apportant la flexibilité nécessaire pour faire examiner, au niveau de l’Union, des opérations potentiellement dangereuses pour la concurrence qui échapperaient à tout contrôle. Le Tribunal avait ensuite confronté la solution aux principes généraux du droit de l’Union, dont le principe de sécurité juridique, pour conclure à leur absence de violation.

La Cour ne valide que l’interprétation littérale de l’article 22 : l’application du texte est subordonnée à quatre conditions, dont aucune ne fait référence au contrôle national de l’Etat qui demande le renvoi.  En revanche, la Cour infirme l’interprétation historique, considère que l’analyse contextuelle n’est pas décisive, et juge que l’interprétation téléologique est erronée. Pour la Cour, l’article 22 ne peut être analysé comme un « mécanisme correcteur » qui viserait un contrôle effectif de toutes les concentrations ayant des effets significatifs sur la structure de concurrence dans l’Union. Au contraire, une telle lecture compromet pour la Cour l’efficacité, la prévisibilité et la sécurité juridique et étend le champ d’application du règlement en méconnaissance du principe d’équilibre institutionnel. Si lacune il y a dans le contrôle des concentrations, il appartient au seul législateur de l’Union de modifier le règlement.

Quelles vont être les suites de l’affaire ?

Tirant les conséquences procédurales de l’arrêt, la Commission a annoncé le 6 septembre 2024 avoir retiré toutes les décisions prises dans cette affaire. Pour les parties à l’opération, en-dehors du remboursement des amendes pour gun jumping, les conséquences sont en pratique limitées, car, à la suite des deux interdictions émanant de la Commission et de la Federal Trade Commission, Illumina a cédé Grail, après que le plan de cession ait été approuvé en avril 2024 par la Commission. Illumina peut encore intenter une action en responsabilité contre l’Union devant la Cour de Justice.  

La position de la Cour a également des conséquences sur les affaires en cours introduites depuis 2021. Ainsi, dans l’affaire de l’acquisition d’actifs d’Inflection AI par Microsoft, sept Etats membres avaient demandé un renvoi à la Commission sur le fondement de l’article 22. La Commission vient d’annoncer le 18 septembre 2024 que ces demandes avaient été retirées.

De manière plus générale, l’arrêt relance le débat sur le traitement des concentrations agressives. A droit constant, la voie de l’article 22 n’est pas totalement fermée. Plusieurs Etats membres ont modifié leur contrôle national pour mieux appréhender ces opérations, ce qui élargit les hypothèses d’utilisation du mécanisme. Par ailleurs, les autorités nationales disposent toujours de la possibilité d’appliquer l’article 102 TFUE, comme la Cour l’a confirmé dans l’arrêt Towercast (CJUE, 16 mars 2023, aff. C-449/21). Cela étant, ces instruments ayant une portée limitée du fait de leurs conditions d’application strictes, il ne reste que la voie d’une réforme des contrôles des concentrations en Europe. En effet, tous les contrôles sont concernés, qu’il s’agisse du contrôle européen ou des contrôles nationaux, comme le contrôle français.