Par Haritini Matsopoulou, Professeur de droit privé à l’Université Paris-Saclay, Expert du Club des juristes

Quels étaient les faits reprochés à M. Henri Proglio ?

L’ancien président-directeur général de la société EDF, étant chargé d’une mission de service public en cette qualité, entre janvier 2010 et août 2016, s’est vu reprocher le délit de favoritisme, « en mettant en place, sous sa direction, une procédure de recrutement dérogatoire, pour les contrats de conseil, en ayant eu recours, par l’intermédiaire de ses organes ou représentants, PDG ou membres de la direction titulaires de délégations de pouvoir, à 44 consultants …, sans recourir à des mesures de publicité et/ou de mise en concurrence ». En particulier, M. Proglio avait décidé, par une instruction en date du 31 mai 2010, de procéder au « recentrage des contrats de consultants et mandats bancaires », alors qu’une note d’application en date du 6 septembre 2010, élaborée par la direction juridique de l’EDF et signée par le secrétaire général, avait précisé « les modalités concrètes de ce dispositif ». En particulier, ce document prévoyait « le recours direct à des consultants » à la seule condition « de bien connaître le consultant », sans envisager la mise en place d’une procédure de passation de marché.

On rappellera ici que le délit de favoritisme ou d’« avantage injustifié », défini par l’article 432-14 du Code pénal, sanctionne d’une peine de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 200 000 euros, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction, le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public ou exerçant certaines activités limitativement énumérées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession.  

Ces précisions données, dans la présente affaire, la procédure spécifique instituée par M. Proglio pouvait permettre la négociation de marchés de consultants de gré à gré sans publicité ni mise en concurrence préalables, alors que les domaines de prestations concernés n’entraient pas, à première vue, dans le champ des dérogations prévues par la réglementation en vigueur à l’époque des faits (ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005 et décret n° 2005-1308 du 20 octobre 2005). C’est qu’en effet, les contrats de consultants étaient normalement soumis à une procédure de mise en concurrence, soit sous la forme de marchés à procédure adaptée (MAPA), soit sous la forme de marchés avec appel d’offres, en fonction du montant du marché par rapport aux seuils indiqués.

Or, la mise en place d’une procédure dérogatoire, « ayant eu pour effet direct et indissociable le recrutement de 44 consultants », sans respect des mesures de publicité et sans mise en concurrence, était susceptible de tomber sous le coup de l’incrimination de l’article 432-14 du Code pénal.

Pour quelles raisons le délit de favoritisme n’a-t-il pas été retenu dans la présente affaire ?

Le Tribunal correctionnel de Paris a d’abord considéré que « la lecture objective » de l’instruction du 31 mai 2010, par laquelle M. Proglio avait décidé de procéder au recentrage des contrats de consultants, ne permettait, « en elle-même, d’identifier aucune prescription ni même incitation à la violation ou au contournement des règles applicables en matière de commande publique ». Aucun terme n’exprimait « la volonté – fut-elle déguisée – de son auteur de s’exonérer du respect des principes à valeur constitutionnelle de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures ». 

Puis, s’agissant de la note d’application du 6 septembre 2010, qui prévoyait « le recours direct à des consultants », le tribunal a estimé qu’il ressortait des termes clairs et précis utilisés par ce document qu’il avait « pour dessein de sensibiliser son lecteur au risque pénal inhérent à une contractualisation non respectueuse du droit de la commande publique ». De plus, ni l’enquête préliminaire, ni les débats judiciaires n’ont permis d’apporter la preuve « du dessein frauduleux de l’intéressé », qui consisterait à « initier une entreprise de favoritisme au préjudice de la personne morale dont il avait la charge ».

Prenant donc en considération l’ensemble de ces éléments, les juges correctionnels ont déclaré « qu’il ne saurait être, à bon droit, reproché à M. Proglio et [au secrétaire général] d’avoir consciemment instauré et mis en œuvre une procédure contraire » à la réglementation en vigueur. Ainsi, après avoir conclu à l’absence de « toute intention frauduleuse », ils ont relaxé, pour le délit de favoritisme, M. Proglio et la société EDF, dont la responsabilité pénale ne pouvait être engagée, faute de caractérisation de l’infraction imputée à son dirigeant (art. 121-2 C. pénal).   

Que pensez-vous de cette décision ?

À première vue, la solution adoptée fait rupture avec la jurisprudence existante, qui se montre peu exigeante quant à la preuve de l’élément intentionnel du délit de favoritisme. Dès lors que l’intéressé a la qualité d’« agent public », les juges présument sa connaissance de la loi, puis sa volonté d’enfreindre les dispositions législatives ou réglementaires régissant la passation des marchés publics. La seule méconnaissance de ces dispositions suffit donc à établir l’intention coupable des prévenus (Crim. 12 sept. 2018, n° 17-83.793).

Or, cette jurisprudence aurait pu recevoir application en l’espèce, car la société EDF, étant chargée d’une mission de service public, en tant qu’entité adjudicatrice au sens de l’article 4 de l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005, et disposant d’une direction juridique « composée de plus de 100 personnes dont certaines issues du Conseil d’État et de la Cour des comptes », ne pouvait se prévaloir d’une ignorance des dispositions législatives ou réglementaires tendant à garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics.  

La décision du Tribunal correctionnel de Paris est surprenante, car elle a écarté l’élément intentionnel du délit de favoritisme, alors que la note d’application du 6 septembre 2010, élaborée par la direction juridique de l’EDF, visait expressément l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005, imposant le respect du principe de mise en concurrence « dès lors que certains seuils sont atteints ». Cette formule pouvait donc laisser penser que la réglementation en vigueur avait été violée en pleine connaissance de cause.

Cependant, tel n’était pas l’avis des juges correctionnels, qui ont considéré que n’a pas été rapportée la preuve que l’utilisation de la phrase, dans la note précitée, faisant référence aux seuils justifiant le respect de la procédure de passation des marchés publics « ait procédé d’une véritable intention délictueuse ayant consisté en l’éviction systématique de toute procédure de mise en concurrence s’agissant de la contractualisation avec des consultants et non d’une simple erreur de droit ». Ainsi, après avoir qualifié cette erreur de « regrettable, s’agissant d’une personne morale de renommée mondiale, disposant d’une envergure financière considérable et d’une ressource humaine de très haut niveau », le Tribunal correctionnel a affirmé que ladite erreur était « exclusive du dol général requis par les dispositions de l’article 432-14 du code pénal ».

On constate donc que la présente décision réserve une place à l’« erreur de droit », à propos d’un document élaboré par la direction juridique d’une société importante, alors qu’une jurisprudence abondante se montre particulièrement exigeante à l’égard de simples particuliers, en refusant d’admettre le caractère « invincible » de l’erreur invoquée, comme l’exige l’article 122-3 du code pénal (V. notamment : Crim. 11 oct. 1995, n° 94-83.735). De plus, et surtout, une jurisprudence constante écarte systématiquement, en matière de favoritisme, l’erreur de droit dont se prévalent les prévenus, car, compte tenu de leur qualité, ils ne sauraient valablement prétendre ignorer les dispositions légales ou réglementaires applicables dans le domaine des marchés publics (Crim. 26 janv. 2005, n° 04-84.805. ; Crim. 29 janv. 2020, n° 19-82.942).    

Quels étaient les faits reprochés aux consultants et pour quelles raisons ont-ils été relaxés ?

Les consultants, ayant signé des contrats avec EDF pour le compte de leurs sociétés respectives, ont été poursuivis pour recel de favoritisme, car ils auraient sciemment bénéficié « du produit des délits d’atteinte à la liberté et à l’égalité d’accès aux marchés publics résultant de l’exécution de prestations de conseil et d’assistance ».

Pour la jurisprudence, « le délit de recel de favoritisme est caractérisé à l’égard de celui qui bénéficie, en connaissance de cause, du produit provenant de l’attribution irrégulière d’un marché ». Il s’agit concrètement de l’avantage économique tiré de l’exécution des prestations confiées, qui constitue l’objet du délit de recel.

On rappellera ici que le recel est un délit de conséquence, qui suppose, d’abord et avant tout, l’existence d’une infraction préalable (art. 321-1 C. pénal) ; à défaut, le délit n’est pas légalement constitué.

Dans la présente affaire, le Tribunal correctionnel de Paris a indiqué, dans sa décision, que tant la rédaction des citations directes que « la note de synthèse aux fins de poursuites » établissaient que « les infractions de recel considérées [étaient] strictement indissociables de la procédure de recrutement dérogatoire pour les contrats de conseil, dont la mise en place a constitué, selon le Ministère public, l’élément matériel du délit de favoritisme ». Or, dès lors que les juges correctionnels ont estimé que l’infraction préalable, c’est-à-dire le délit de favoritisme, n’était pas caractérisée en l’espèce, les poursuites pénales pour les délits de recel, infractions de conséquence, ne pouvaient plus être maintenues. Ainsi, le Tribunal correctionnel a-t-il relaxé les consultants du chef de recel du délit de favoritisme.