Par Wanda Mastor – Professeure de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole – Expert au Club des Juristes

Une interprétation littérale de la Constitution ?

Si l’apport de la décision est désastreux, effroyable, le contenu doit retenir l’attention des juristes en ce qu’il trace un cercle historique qu’il faut comprendre avant d’en débattre le fond idéologique. Il ne faut jamais, quand il s’agit de comprendre une décision de la cour suprême, oublier deux éléments qui en sont toujours la toile de fond et le cœur de l’argumentation : la supériorité du We, the People qui ouvre la Constitution et le fédéralisme qui en permet la pleine compréhension. Les juges conservateurs brandissent l’interprétation littérale de la Constitution (que ce soit pour l’avortement ou le droit de porter des armes) en évinçant l’argument du caractère irréversible d’un droit acquis depuis presque cinquante ans. La décision, au-delà des conséquences désastreuses pour les femmes, et demain, pour d’autres titulaires de droits spécifiques, rappelle aussi l’insoutenabilité juridique et morale de l’hypertrophie du pouvoir judiciaire.

Qu’a décidé la Cour Suprême vendredi 24 juin et sur quel droit acquis revient-elle ? 

En 1973, sous l’impulsion d’un président très libéral, la Cour suprême avait offert aux femmes un droit à l’avortement (quand, à la même époque, les cours constitutionnelles européennes le dépénalisaient). Se fondant sur le Right of Privacy au terme d’une interprétation vivante, la Cour estima, dans l’arrêt Roe v. Wade, que ce dernier était « suffisamment large pour inclure le droit d’une femme à décider si elle interrompra ou non sa grossesse ».

L’arrêt qui vient d’être rendu sonne le glas de Roe v. Wade, de même que celui de l’arrêt Planned Parenthood of southeastern Pennsylvania v. Casey rendu en 1992. Ce dernier avait confirmé la solution de Roe, mais au terme d’un raisonnement complexe qui concluait à l’admission d’aménagements à l’exercice du droit à l’avortement afin de tenir compte des intérêts légitimes des États. Il faut d’emblée préciser que dès l’iconique arrêt de 1973, l’avortement reposait sur un socle fragile. Toute liberté protégée par la Constitution qu’elle est, celle d’avorter n’était pas présentée comme absolue : « Ce droit n’est pas sans limites et [il] faut l’envisager à la lumière des intérêts impérieux que l’État possède dans sa règlementation ». Les États conservateurs vont s’engouffrer dans cette brèche des « intérêts impérieux » et toute une série d’arrêts postérieurs ont montré la fragilité des fondements juridiques de l’arrêt Roe, suspendu à la possibilité d’un revirement. Maintes fois ce dernier a été annoncé, maintes fois il n’a pas eu lieu. C’est chose faite en ce sinistre jour de juin 2022.

La Cour juge, en substance, que l’avortement ne peut être un droit consacré au niveau fédéral et que désormais, il appartiendra aux États fédérés d’en réglementer le principe et les conditions.

Quels étaient les arguments en jeu et cette décision était-elle surprenante ? 

La décision n’est malheureusement pas surprenante. L’arrêt Whole Woman’s Health et Al. V. Hellerstedt du 27 juin 2016 avait déjà rappelé la fragilité du droit à l’avortement, qui avait été « sauvé » à cinq voix contre trois (Scalia n’avait alors pas encore été remplacé). On sait combien de la composition de la Cour suprême dépendent les libertés des citoyens. À travers une interprétation généreuse de la clause du Due Process, dite « substantielle », l’Amérique, via son pouvoir judiciaire plus immense que chez n’importe quel peuple dans le monde comme le soulignait Tocqueville, a offert plusieurs libertés, dont celle d’avorter.

Le 24 juin 2022, la cour suprême, cette fois à majorité conservatrice, utilise l’argument juridique -comme le faisait systématiquement le juge Scalia à propos de tous les deniers bastions de cette frange idéologique : avortement, port des armes, peine de mort- pour briser une liberté. L’argument pourrait être ainsi résumé : au sein d’un État fédéral, la santé doit être une compétence des États fédérés ; la doctrine du Substantive Due process a engendré une série de décisions qui étaient, par conséquent, « erronées ». Pour caricaturer, la cour suprême opère une lecture textualiste de la Constitution : strict respect de la répartition des compétences, primauté de la souveraineté du peuple (qui s’exprime à travers ses représentants), interprétation littérale des dispositions, dont le Due Process. Neuf juges décident aujourd’hui du sort de la femme comme neuf juges en avaient décidé autrement il y a presque cinquante ans. Volontairement, ils excluent l’argument de l’irréversibilité. La grande leçon est le caractère démesurément politique du pouvoir judiciaire américain.

Quelles pourraient en être les suites et conséquences concrètes (pour les Etats, pour les juges, pour les justiciables) ? 

Cet arrêt signe le retour des ténèbres ; et pour les femmes, et bientôt pour d’autres titulaires de libertés, comme annoncé explicitement par le juge Thomas dans son opinion concordante.

Pour les raisons citées ci-dessus, l’avortement aux États-Unis était déjà emblématique d’une fragilité juridique et inefficacité pratique. Dans certains États américains, il était déjà quasiment impossible pour une femme d’interrompre une grossesse non désirée. Et quand on sait que 80% de ces femmes, dans une grande partie du sud, sont Noires, célibataires et vivant au-dessous du seuil de pauvreté, la question de l’égalité s’ajoute de manière dramatique à celle de la liberté. Ce sont des centaines de lois, qui, au cours des dernières années, ont progressivement grignoté le cœur du droit à l’avortement. Si on ajoute l’obstacle des manifestants « Pro Life » les invectivant au moment de leur entrée dans des établissements de soins, le droit d’avorter pour les femmes était déjà devenu, en certains lieux, quasiment vidé de sa substance.

La Cour avait jusqu’ici rappelé que l’avortement ne devait pas être un « fardeau excessif ». Par ce nouvel arrêt, il n’est plus seulement vidé de contenu ; il peut être interdit par les États fédérés et certains ont réagi en ce sens quasi instantanément : l’Arkansas, le Kentucky, la Louisiane, le Missouri, l’Oklahoma, le Dakota du sud et l’Utah. Dans les semaines à venir, l’Idaho, le Mississippi, le Dakota du nord, le Tennessee, le Texas et le Wyoming vont leur emboîter le pas. Y compris, pour certains, en cas de viol et/ou d’inceste. La moitié des États pourraient interdire à une femme de décider d’interrompre sa grossesse, qui n’aura pas d’autre choix que celui de se faire avorter dans les États « permissifs ». Les déplacements et l’intervention étant fort coûteux, le retour aux pratiques clandestines est inévitable.

Par ailleurs, d’autres arrêts dits « libéraux » sont cités à plusieurs reprises dans l’opinion majoritaire, pour s’être basés sur un raisonnement « analogue » à celui de Roe v. Wade. Le juge Clarence Thomas est encore plus clair dans son opinion concordante : « (…) Dans les affaires à venir, nous devrions reconsidérer tous les précédents de cette Cour en matière de Substantive Due Process, y compris Griswold, Lawrence et Obergefell. Étant donné que toute décision [qui y est] relative est « manifestement erronée », (…) nous avons le devoir de « corriger l’erreur ». L’erreur en question, selon le très conservateur juge Thomas concerne, dans l’ordre des arrêts cités, le droit à la contraception, le droit pour les homosexuels d’avoir des relations intimes, et leur droit de se marier. Le réveil de l’Amérique ne peut passer que par une révision de la Constitution (improbable) ou la réforme de la Cour suprême (réflexion en cours). Dans l’immédiat, on rêve d’un Roosevelt brandissant le chantage du court-packing plan qui permettrait au Congrès d’augmenter le nombre des juges à la Cour, et à Biden de nommer de nouveaux juges libéraux. Mais l’intimité de la femme mérite une certitude plus ancrée que ne l’est une solution temporaire.