La France peut-elle empêcher la signature de l’accord UE-Mercosur ?
Ursula von der Leyen a annoncé que les négociations relatives à la conclusion de l’accord commercial entre l’Union européenne (UE) et le Mercosur avaient abouti à l'occasion du sommet du Mercosur à Montevideo le 6 décembre. Les États membres et le Parlement européen doivent encore se prononcer sur son adoption. Emmanuel Macron peut-il affirmer de manière catégorique que « la voix de la France ne peut être piétinée par l’Europe » ?
Par Yves Petit, Professeur à l’Université de Lorraine, Directeur du Centre européen universitaire de Nancy
L’opposition de la classe politique française
En France, les effets négatifs de l’accord sont particulièrement mal vécus chez les agriculteurs. Ils résulteraient en priorité des importations de viande bovine, de viande de volaille et de sucre. Le Président de la République s’est exprimé à l’issue du Conseil européen le 17 octobre 2024 dans les termes suivants : « Nous demandons le respect substantiel des accords de Paris (de 2015 sur le climat), des clauses miroir, et la protection des intérêts des industries et des agriculteurs européens ». L’accord UE-Mercosur devrait donc permettre le respect des engagements climatiques des différentes parties, ne pas entraîner une augmentation de la déforestation importée, et conditionner les exportations de produits agroalimentaires vers l’UE au respect des normes environnementales et sanitaires par des clauses miroir. Afin de répondre aux protestations du Brésil et faciliter la conclusion de l’accord, à la demande du PPE et de l’Allemagne, le Parlement européen a pourtant décidé de reporter d’un an l’application du règlement européen sur la déforestation importée, qui vise l’interdiction d’importation de café, de cacao ou de bœuf provenant de terres déforestées. Le détricotage de ce texte sur la déforestation a été victime d’une alliance entre la droite et l’extrême droite au Parlement européen, ce qui constitue une première !
Dans un appel publié mi-novembre par le Journal Le Monde, plus de 600 parlementaires français ont écrit à la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, très favorable à l’accord, afin de lui présenter leur position : « Les conditions pour l’adoption d’un accord avec le Mercosur ne sont pas réunies ». Les signataires insistent sur la déforestation d’une superficie équivalente à la péninsule ibérique en Amazonie. Le Cerrado, voisin de la forêt amazonienne, est également très touché, ce qui entraîne un changement d’affectation des terres en faveur de l’élevage bovin et de la production de soja, en contradiction avec les obligations fixées par l’accord de Paris. Le Brésil et l’Argentine utilisent presque deux fois plus de pesticides que la France par hectare cultivé, dont une partie importante est interdite en Europe, et également des activateurs de croissance dans le secteur de l’élevage. Pour les parlementaires français, l’ouverture de quotas additionnels (par exemple 99 000 tonnes de viande bovine ou 180 000 tonnes de volailles), sans droits de douane ou à droits réduits, va à l’encontre des intérêts des producteurs nationaux. Cette « naïveté coupable » favorise des distorsions de concurrence au détriment de l’agriculture européenne.
Alors que le Président de la République semble à court d’arguments pour infléchir la position de la Commission européenne, le gouvernement français a annoncé le 19 novembre 2024 qu’il allait activer l’article 50-1 de la Constitution de 1958. Il permet d’organiser un débat parlementaire avec un vote sur un sujet déterminé, sans que sa responsabilité soit engagée. Organisé le 26 novembre 2024, l’Assemblée nationale s’est opposée à la signature de l’ALE UE-Mercosur par 484 voix en faveur de la déclaration adoptée et 70 contre. Au nom de la défense des agriculteurs, le lendemain, le Sénat a également demandé que la France refuse en l’état l’accord. Le rejet est intervenu à la quasi-unanimité par 338 voix sur un total de 348 Sénateurs.
Afin de s’opposer à l’adoption de l’accord, la France peut ainsi s’appuyer sur la quasi-unanimité de son Parlement (sauf le groupe LFI) et mettre en avant un front uni du refus permettant de renforcer la position française au plan européen. Ces votes pourraient également faire hésiter davantage la Présidente de la Commission à vouloir conclure à tout prix l’accord, et inciter à la constitution d’une minorité de blocage au niveau européen.
La réunion d’une minorité de blocage est-elle envisageable ?
Si la voie est étroite, un paramètre à prendre en considération pour empêcher la conclusion de cet accord commercial est la possibilité pour la France de parvenir à réunir une minorité de blocage permettant une opposition à l’approbation de l’accord. Depuis le traité de Lisbonne, pour être adoptée à la majorité qualifiée, une décision doit obtenir le soutien de 15 Etats membres représentant 65 % de la population de l’Union. Pour empêcher l’adoption d’un texte, une minorité de blocage doit être composée de quatre Etats membres au moins, trois grands Etats membres ne pouvant bloquer le vote d’un texte, même s’ils réunissent plus de 35 % de la population.
Pour le moment, 11 Etats membres (notamment l’Allemagne, l’Espagne et le Portugal) ont exprimé de manière explicite leur soutien à la conclusion de cet accord de libre-échange. Le chiffre de 15 Etats membres n’est donc pas atteint, et les positions de certains Etats membres sont complexes à saisir. Récemment, en Italie, alors que le Ministre de l’agriculture s’est prononcé contre l’accord, le Ministre des Affaires étrangères s’est déclaré favorable « dans le principe » à sa conclusion. Si fin juin 2019, suite à l’accord politique intervenu, la France pouvait compter sur le soutien de l’Autriche, de l’Irlande et des Pays-Bas, seule l’Autriche maintient une opposition ferme, après un vote de son Parlement. Depuis le 26 novembre, la France peut compter sur le soutien de la Pologne (plus de 36 millions d’habitants) qui s’oppose à l’accord UE-Mercosur, le volet agricole étant jugé inacceptable. La question des importations agricoles d’Ukraine n’y est pas étrangère. Dans un nombre important d’Etats membres, un réveil de la colère paysanne contre l’accord UE-Mercosur est redouté. Les positions de plusieurs Etats membres sont peut-être seulement tactiques, la constitution d’une minorité de blocage restant alors incertaine, notamment du fait du retour des mobilisations agricoles.
Construire une minorité de blocage ne sera donc pas facile, d’autant plus qu’il faut certainement éviter de diviser l’Union européenne. Faut-il alors exiger davantage de transparence, afin de mieux saisir les tenants et aboutissants de cette négociation commerciale. Il est effectivement fréquemment reproché à la négociation de se dérouler dans l’opacité et ne faudrait-il pas revoir le mandat de négociation confié à la Commission européenne il y a 25 ans, car il ne mentionne ni le climat, ni la biodiversité ? Plusieurs Etats membres viennent de réaffirmer une forte opposition à l’accord et, selon certains députés européens, il n’est pas exclu que la France puisse tout de même réunir une minorité de blocage au Conseil. Des points de vue différents au sein des groupes politiques du Parlement européen ne rendent pas non plus impossible un rejet.
Vers une adoption rapide de l’accord en passant outre à l’opposition de la France ?
En dépit de l’opposition corps et âme de la France, une question se pose : la Commission européenne va-t-elle (peut-elle) passer outre ? Plusieurs éléments sont à prendre en considération pour répondre à cette question.
Un premier constat s’impose : depuis le résultat des élections européennes des 6-9 juin 2024 et la dissolution « ratée » décidée dans la foulée par le Président de la République, la France n’est plus en position de force au sein des institutions européennes, et elle peut peser moins facilement dans ce débat difficile et complexe. Lors des arbitrages politiques finaux, la Commission européenne devra malgré tout prendre ses responsabilités et tenir compte des positions française et polonaise, au risque de renforcer l’euroscepticisme, voire même d’accroître le rejet de la construction européenne.
Plusieurs facteurs, avant tout d’ordre géopolitique, sont mis en avant en faveur d’une conclusion de l’accord : – crise climatique ; – guerre d’agression russe en Ukraine ; – accentuation du protectionnisme américain suite à l’élection de Donald Trump et risque de tensions commerciales ; – stratégie de « derisking » vis-à-vis de la Chine, en s’approvisionnant en minerais stratégiques en Amérique latine. La Chine pourrait également profiter des atermoiements européens pour renforcer ses positions commerciales avec les pays du Mercosur, et prendre la place laissée vacante par l’UE. Un dernier élément notable est que la France a une balance commerciale excédentaire avec le Mercosur.
Pour parvenir à la conclusion de l’accord, la Commission européenne aurait pour projet de scinder l’accord avec le Mercosur, en une partie politique (comprenant par exemple les clauses de protection des investissements) et une partie commerciale, afin de prévenir l’hypothèse d’un rejet par un Parlement national. La scission avec une partie commerciale incluant les droits de douane, les quotas à l’importation et des dispositions sur la durabilité permettrait de contourner l’opposition de la France. Celle-ci pourrait être adoptée à la majorité qualifiée par le Conseil de l’UE, sans nécessiter la ratification des Parlements nationaux, alors qu’en principe c’est l’intégralité de l’accord qui est soumis à un vote à l’unanimité des Etats membres, puis à un vote du Parlement européen, ainsi qu’à une ratification par les 27 Etats membres selon leurs procédures respectives (approbation par l’Assemblée Nationale et le Sénat en France).
Enfin, selon des informations ayant fuité, la Commission tenterait en quelque sorte d’amadouer la France et de conclure, malgré tout, l’accord, en prévoyant la création d’un fonds d’indemnisation pour les agriculteurs européens affectés négativement par sa mise en œuvre, ce qui équivaudrait à une reconnaissance implicite de son caractère néfaste pour certains produits agricoles européens. Il semble inopportun que l’UE termine les négociations sans qu’une réelle impulsion politique existe, bien que la situation géopolitique actuelle plaide certainement en faveur de leur achèvement.
Cet article a été rédigé avant la censure du gouvernement.