Grande distribution et industriels : le cycle sans fin des négociations
Les négociations entre grande distribution et industriels de l’agroalimentaire s’achèvent dans un climat inédit de stabilité réglementaire, favorisées par la pause forcée du législateur depuis plusieurs mois. Elles n’en sont pas moins tendues, voire explosives, dans un contexte marqué par la crise agricole et traduisent les difficultés de l’action publique à peser efficacement sur les acteurs de la distribution.

Par Gaël Chantepie, Professeur à l’université de Lille
Pourquoi instaurer un cycle annuel des négociations commerciales ?
La temporalité des négociations commerciales en France n’a rien d’évident. Ce n’est qu’à la fin des années 2000 qu’une date butoir a été fixée au 1er mars. Et c’est à partir de cette échéance que le législateur a progressivement imposé un rétroplanning, sauf dans les hypothèses de contrats pluriannuels (deux ou trois ans), plus rares en pratique, ou pour les négociations menées par les distributeurs avec les industriels pour la fourniture de produits sous marque de distributeur (MDD).
En remontant depuis cette date, avancée ponctuellement pour la campagne 2024 afin de favoriser des baisses de prix pour les consommateurs après une année 2023 marquée par l’inflation, s’organise le processus des négociations. En pratique, les distributeurs dissocient les phases de négociation suivant les fournisseurs, en achevant généralement en janvier les négociations avec les PME, pour clôturer avec les grands groupes industriels internationaux. C’est d’ailleurs la solution qu’avait consacrée le législateur de manière éphémère l’an passé, en fixant deux dates, au 15 et 31 janvier, suivant le chiffre d’affaires du fournisseur.
Pour que tous les contrats ne soient pas négociés fébrilement dans les derniers jours de février, le cycle de négociations débute cependant dès l’année précédente, par l’envoi des propositions tarifaires au plus tard le 1er décembre pour les produits de grande consommation (PGC). « Socle unique de la négociation » (C. com., art. L. 441-1), ces conditions générales de vente sont largement amendées au cours des discussions, ponctuées de lettres de réserve et de coups de pression médiatiques. En somme, la date fatidique du 1er mars est surtout le point culminant d’une longue phase qui court sur une bonne partie de l’année.
Pourquoi imposer une réglementation pour les négociations commerciales ?
Toute négociation a pour but de rapprocher des acteurs aux positions divergentes. Or, tant les fournisseurs que les distributeurs ont intérêt à la conclusion d’un accord : les premiers, pour s’assurer de débouchés pour leurs produits dans un marché français particulièrement concentré ; les seconds, obsédés par les volumes, pour éviter tout risque d’indisponibilité des produits, synonyme de rayons vides. L’enjeu tarifaire qui cristallise les tensions n’est donc pas toujours décisif, dès lors que des menaces peuvent peser sur l’approvisionnement de certains produits en tension au niveau mondial (ex. cacao). Et ce d’autant que les parties à la négociation, fournisseurs et distributeurs, ne présentent pas un visage homogène : gros industriels, PME ou coopératives agricoles ; centrales d’achat ou de référencement, grossistes.
Cette complexité inhérente au secteur de la distribution a conduit le législateur à accroitre l’encadrement juridique de manière frénétique. Chacune des nouveaux textes de lois depuis une trentaine d’années s’est ajouté à la législation existante, au point qu’il n’est pas excessif de parler de millefeuille réglementaire : une première couche générale, une deuxième couche pour les PGC, incluant les produits issus de l’industrie agroalimentaire et les produits d’hygiène et d’entretien, une troisième couche pour les produits alimentaires bruts. Sans parler même du millefeuille allégé récemment conçu pour les grossistes. Cette stratification de la réglementation poursuit l’objectif de mieux tenir compte de chacune des situations, au prix sans doute d’une grande complexité.
Mais l’enjeu fondamental peut paraître bien mystérieux : pourquoi donc s’attacher à encadrer des négociations commerciales, apparemment soumises, entre professionnels, à la seule liberté contractuelle ? C’est là sans doute le nœud du problème. Les négociations commerciales sont le lieu de rapports de puissance économique particulièrement inégalitaires, lesquels ont permis à certains distributeurs d’imposer à leurs partenaires des conditions drastiquement déséquilibrées. La sanction du déséquilibre significatif, par exemple, trouve son origine dans la volonté de lutter contre le résultat de telles négociations. Et le calendrier unique était destiné à favoriser un contrôle du résultat des négociations par l’administration.
Car au-delà d’une forme de police des clauses des contrats de distribution, le législateur s’intéresse à l’activité économique des PME, au revenu des agriculteurs et aux prix dont bénéficieront les consommateurs. Autant de finalités apparemment inconciliables, qui dépassent la stricte négociation entre entreprises, et entraînent la mise en œuvre de l’action publique.
Quelles sanctions encourent les distributeurs en cas de non-respect de la réglementation ?
La DGCCRF opère régulièrement des contrôles du respect par les distributeurs des règles qui encadrent la négociation commerciale. Cela conduit au prononcé d’amendes administratives, ou d’actions judiciaires pouvant entraîner le prononcé d’une amende civile. La complexité de certains textes, retouchés d’année en année et donnant lieu à des lignes directrices elles-mêmes parfois obscures, suscite de nombreuses crispations, par exemple récemment au sujet des pénalités logistiques. Le non-respect de la date butoir du 1er mars, ou le fait de ne pas mener les négociations de bonne foi, conduisant à leur échec, sont aussi sanctionnés (C. com., art. L. 442-1, I, 4°).
En retour, certains distributeurs ont fait en sorte d’éviter les prérogatives de la DGCCRF, en délocalisant le processus de négociation à l’étranger, par la création ou le regroupement de leurs centrales d’achat. Ces centrales européennes ont déjà fait l’objet de sanctions administratives médiatisées, les plus récentes concernant Eurelec (Leclerc) et Eureca (Carrefour). Dans les deux cas, c’est le non-respect du calendrier français des négociations qui est reproché à ces centrales, accusées d’avoir contourné la date butoir des négociations en se délocalisant dans des pays voisins.
Le législateur français a récemment tâché, avec la loi dite « Egalim 3 », de rendre impératives l’ensemble des dispositions relatives aux négociations commerciales, dès lors qu’elles portent sur des produits ou des services commercialisés sur le territoire français (C. com., art. L. 444-1 A). Il n’est pas certain, cependant, que la compétence des juridictions françaises ou le droit national s’imposent nécessairement dans le contexte européen. De sorte qu’il faut s’attendre à ce que l’activité législative reprenne prochainement, peut-être portée un jour à l’échelle européenne. Au cycle annuel des négociations paraît ainsi succéder, invariablement, le cycle sans fin de la réglementation.