Par Béatrice Espesson-Vergeat, Professeur des universités en droit privé et sciences criminelles et Nina Mihalic, Doctorante en droit privé et sciences criminelles

Au niveau européen, existe-t-il un cadre juridique concernant la constitution de stocks de médicaments ?

Il faut rappeler que, conformément à l’article 168 du TFUE, un niveau élevé de protection de la santé humaine doit être assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union. Les États membres sont responsables de la surveillance de l’approvisionnement en médicaments sur leur territoire, et il appartient à l’Union de coordonner et de compléter les actions nationales. Les États membres sont ainsi tenus d’adopter des mesures de mise en œuvre appropriées du droit de l’UE – justifiées par des raisons de protection de la santé publique et proportionnées à l’objectif de cette protection – et de les inscrire dans leur législation nationale dans le cadre du processus de transposition.

On retrouve, dans l’article 81 du Code communautaire relatif aux médicaments à usage humain (Directive 2001/83/CE), une obligation générale en matière de fourniture de médicaments à respecter par les titulaires d’autorisations de mise sur le marché de médicaments et de leurs exploitants. Ces derniers doivent, à l’échelle nationale, assurer un approvisionnement « approprié et continu » des médicaments distribués, de manière à couvrir les besoins des patients de l’Etat membre concerné. L’EMA (Agence européenne du médicament) préconise en ce sens la constitution de stocks de sécurité, désormais intégrée dans les stratégies nationales de gestion des risques de pénurie.

L’imposition de sanctions en cas de manquement aux obligations des laboratoires dans le cadre de la constitution de stock de sécurisé relève ainsi de la responsabilité de chaque Etat membre.

Au niveau national, quel est le cadre juridique concernant la constitution de stocks de sécurité de médicaments ?

En France, le Code de la santé publique prévoit le régime juridique applicable à lutte contre les ruptures d’approvisionnement des médicaments. L’un des premiers enjeux a été d’identifier les médicaments « critiques » au regard de leur criticité thérapeutique et industrielle, ayant mené à la définition de la catégorie regroupant les médicaments indispensables pour les patients ou « médicaments d’intérêt thérapeutique majeur » (MITM). Il a ensuite été primordial d’établir un cadre juridique à l’ensemble des médicaments essentiels en matière de prévention des ruptures d’approvisionnement et de gestion des pénuries, lequel a progressivement été étendu à d’autres catégories de médicaments. Désormais, les seuils de stocks de sécurité destinés au marché national devant être détenus par les titulaires d’AMM et les exploitants de médicaments sont déterminés selon la catégorie de médicaments auxquels ils se rapportent (stock d’au moins deux mois pour les MITM, stock d’un mois pour les médicaments contribuant à une politique de santé publique définie par le ministre chargé de la santé et ne relevant pas de la catégorie MITM, et stock d’une semaine pour les autres médicaments).

Concernant les MITM, le niveau de stock de sécurité, fixé à deux mois, peut être augmenté ou diminué selon certaines conditions, pouvant atteindre un plafond de quatre mois de stock dès lors que les MITM ont fait l’objet de ruptures ou de risques de ruptures de stock réguliers dans les deux années civiles précédentes. L’élargissement de la notion de MITM vise désormais environ 6000 médicaments sur les 12.000 spécialités commercialisées sur le marché français concernés par l’obligation de couverture de deux mois de stock de sécurité. L’obligation renforcée de quatre mois de stock, qui portait sur 422 MITM en 2021, concerne aujourd’hui 748 MITM.

Quelle autorité contrôle et prononce des sanctions à l’égard des laboratoires ?

L’ANSM dispose d’un pouvoir de police sanitaire, dont le directeur général a compétence pour prononcer des sanctions financières.

Celui-ci peut sanctionner le manquement à l’obligation de la constitution de stocks de sécurité par une amende administrative pouvant atteindre 30% du chiffre d’affaires réalisé par l’entreprise pour le produit ou le groupe de produits concerné par le manquement, dans la limite d’un montant d’1 million d’euros. La sanction possède un caractère dissuasif à l’égard des titulaires et exploitants des médicaments concernés.

Afin de garantir la prévisibilité des sanctions pouvant être prononcées par le directeur général de l’ANSM, l’Agence a fait le choix d’exposer sa méthode d’évaluation permettant de les apprécier. Chaque sanction doit ainsi être « prévisible » pour les industriels (point 2.1) et «proportionnée à la gravité des manquements constatés » tout en « évitant le recours à une personnalisation excessive » de celle-ci. Or, la prévisibilité et la lisibilité des sanctions applicables par l’ANSM interroge, dès lors que l’ANSM indique qu’elle peut procéder à un examen « individualisé du cas d’espèce » permettant de « personnaliser » le montant de la sanction « au cas par cas ». Le document souligne que celui-ci n’a pas « vocation à exposer de manière détaillée l’ensemble des considérations susceptibles d’être prises en compte ».Ces lignes directrices laissent ainsi planer une opacité sur les critères de la sanction. A défaut de mesures contraignantes venant de l’Union européenne, et dans l’attente de l’adoption du paquet pharmaceutique, c’est au niveau national que la question du fondement et de l’application de la sanction doit être analysée.