Par Alexandra Langlais, Professeure à l’Université de Rennes, chercheuse CNRS en droit de l’environnement

Quels sont les principaux changements qu’introduit la directive européenne sur les émissions industrielles ?

L’actuelle révision de la directive européenne sur les émissions industrielles, qui a pour objet de fixer des limites de rejet à environ 50 000 sites industriels et agro-industriels sur le territoire de l’Union européenne, fait l’objet d’une attention particulière. L’extension du champ d’application de la législation européenne est naturellement perçue comme un moyen supplémentaire de prévenir les atteintes à la santé humaine. Concernant ce volet préventif, il est important de rappeler que la révision de cette directive s’inscrit pleinement dans le plan « zéro pollution ». Ce plan est l’un des documents-clés de la nouvelle feuille de route de l’Union européenne, le pacte vert : « une vision intégrée pour 2050, (celle d’) un monde où la pollution est ramenée à des niveaux qui ne sont plus nocifs pour la santé humaine et les écosystèmes naturels, ainsi que les mesures à prendre pour y parvenir. Le plan rassemble toutes les politiques européennes pertinentes pour lutter contre la pollution et la prévenir (…) ». 

Dans sa version initiale, telle que proposée par la Commission européenne, le texte apparaissait beaucoup plus ambitieux qu’à l’issue du compromis obtenu le 29 novembre dernier entre le Parlement européen et le Conseil. En particulier, le fait que des émissions industrielles échappent finalement à la directive, comme c’est le cas pour les élevages bovins industriels qui sont pourtant à l’origine d’importantes sources de gaz à effet de serre, lesquels perturbent à leur tour la pollution atmosphérique. Des délais anormalement longs quant à la mise en œuvre de mesures de prévention essentielles sont également de nature à entacher les promesses d’actions et donc de protection envisagée.

Comment expliquer ces délais ?

Ils s’expliquent d’autant moins que la liste des victimes de pollutions industrielles s’allonge. En parallèle de ces textes, de nombreuses brèches ont été ouvertes par plusieurs particuliers dont la santé est atteinte ou peut être atteinte à court ou moyen terme par ces pollutions et qui parviennent à faire condamner des autorités publiques étatiques et régionales pour l’insuffisance de leur action en matière climatique. Tout récemment, c’est la Belgique et deux de ses régions qui, le 30 novembre 2022, ont été condamnées en appel dans « l’affaire Klimatzaak ». La Cour d’appel a reconnu que l’État fédéral et les régions flamande et bruxelloise « ne se comportent pas comme des autorités normalement prudentes et diligentes, ce qui constitue une faute au sens de (…) l’ancien code civil et porte atteinte aux droits fondamentaux des parties demanderesses personnes physiques et plus précisément aux articles 2 et 8 de la CEDH, en s’abstenant de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les effets du changement climatique attentatoire à la vie et à leur vie privée ». 

De même, par une décision du 20 septembre 2022, le Conseil d’État a considéré que : « Le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, tel que proclamé par l’article premier de la Charte de l’environnement, présente le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative » (considérant n°5). Il offre ainsi la possibilité de l’invoquer et s’inscrit dès lors dans l’esprit de la résolution 48/13 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies du 8 octobre 2021, qui a reconnu que disposer d’un environnement propre, sain et durable est un droit humain et a appelé les États du monde entier à travailler ensemble, et avec d’autres partenaires, pour mettre en œuvre ce droit nouvellement reconnu. Toutefois, « l’atteinte effective à ce droit nécessite encore d’être démontrée ».

Qu’en est-il de la question de l’indemnisation des victimes ?

Pour prendre pleinement en compte ces atteintes individuelles, le projet de révision s’est également penché sur le volet curatif, en considérant l’indemnisation des victimes de pollution industrielle. Ce nouveau dispositif s’avère très ambitieux dans la proposition législative de la Commission européenne. En premier lieu, la possibilité est posée, pour les personnes touchées, de demander et d’obtenir une indemnisation pour des dommages pour la santé humaine qui seraient survenus à la suite d’une violation de mesures nationales. Il est demandé aux États membres d’y veiller. Les règles applicables sont mentionnées comme étant une contribution à la poursuite des objectifs de la politique environnementale, mais aussi au nom de droits reconnus au titre de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (cons. 32). 

En second lieu, la proposition législative indique, dans un souci de défense des droits des particuliers, la possibilité d’habiliter les ONG œuvrant pour la protection de la santé humaine ou de l’environnement et qui répondent aux exigences prévues par le droit national, d’engager une procédure pour le compte ou à l’appui d’une victime (cons. 33 et art. 79). Enfin, en troisième lieu, la proposition législative consacre un renversement de la charge de la preuve du dommage en faveur des victimes en soulignant que, alors même « qu’il existe des preuves épidémiologiques accablantes des effets négatifs de la pollution sur la santé de la population, en particulier en ce qui concerne l’air, il est difficile pour les victimes de violations de la directive 2010/75/UE, en vertu des règles procédurales relatives à la charge de la preuve généralement applicables dans les États membres, de démontrer un lien de causalité entre le préjudice subi et la violation ». Par conséquent, la proposition législative estime que la fourniture par un particulier « de preuves suffisamment solides pour faire présumer que la violation de la directive 2010/75/UE est à l’origine du dommage causé à la santé d’un particulier ou y a contribué de manière significative » est suffisante et qu’il devrait, dès lors, « incomber à la partie défenderesse de renverser cette présomption afin d’échapper à sa responsabilité » (cons. 33, art. 79).

En mars 2023, lors de l’examen de la proposition législative, le Conseil n’a pas retenu la possibilité pour les victimes de se faire représenter, ni celle d’un renversement de la charge de la preuve et admet uniquement que les « demandes d’indemnisation soient élaborées et appliquées de manière à ne pas rendre impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit à une indemnisation pour des dommages causés par une violation » (art. 79 bis-3). En juillet 2023, le Parlement européen a lui aussi marqué sa volonté de nuancer les ambitions de ce droit à indemnisation des victimes de pollutions industrielles. En premier lieu, le Parlement européen circonscrit plus strictement les dommages survenus à la suite d’une violation nationale en précisant la nature de la violation : « quand une décision, un acte ou une omission des autorités a provoqué les dommages ou y a contribué ». En second lieu, il ne défend pas un renversement de la charge de la preuve, mais le mécanisme des présomptions réfragables destinées « à atténuer les difficultés rencontrées par les demandeurs en matière de preuve tout en préservant les droits du défendeur ». Si ce nouveau dispositif inédit est maintenu dans cette version de compromis, il apparaît toutefois affaibli, en particulier comme le soulignent les ONG par le fait que les personnes vulnérables souffrant de cancers ou de maladies cardiaques ne pourront pas être représentées par des organisations de la société civile dans les procédures civiles. Le conseil est donc resté sur sa position initiale à l’issue de cet accord politique.

Le récent arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne du 22 décembre 2022 souligne que les directives européennes sur la qualité de l’air doivent être interprétées comme n’ayant « pas pour objet de conférer des droits individuels aux particuliers susceptibles de leur ouvrir un droit à réparation à l’égard d’un État membre, au titre du principe de la responsabilité de l’État pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables ». Cet arrêt ne fait que confirmer les obstacles juridiques qui se dressent sur le chemin des victimes de pollutions industrielles et renforce le besoin urgent d’accorder un droit à indemnisation effectif, pour pleinement considérer la santé humaine.