Par Mustapha Mekki, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne, Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, Directeur général de l’Institut national des formations notariales (INFN)

Dans quel contexte le Sénat a-t-il publié ce rapport ?

Les articles s’empilent, les rapports pullulent et les textes s’accumulent face à ce phénomène social qu’est l’intelligence artificielle générative (IAG), « machine » capable de générer du contenu (voix, images, textes) en répondant à une requête formulée en langage naturel : analyse et synthèse de documents, recherches personnalisées, rédactions d’actes ou de courriers, gestion de dossiers… L’Union européenne, consciente des risques du déploiement de l’IA dans toutes les sphères, a entrepris de réguler son application. Le RGPD est désormais complété par le règlement IA du 12 juillet 2024 (UE, 2024/1689) entré en vigueur le 1er août 2024 (application progressive en 2025 et 2027).

Dans une démarche plus pragmatique, la commission des lois du Sénat a lancé le 3 avril 2024 une mission d’information sur « l’impact de l’IA générative sur les métiers du droit ». Le rapport publié le 18 décembre 2024 (145 pages), dont les deux rapporteurs sont Christophe-André Frassa et Marie-Pierre de la Gontrie, formule 20 propositions.

Quel est l’objet, précisément, de ce rapport sénatorial ?

L’objet de ce rapport n’a rien de sectoriel, même s’il concerne spécialement l’IAG et se concentre sur les métiers du droit, comprenant les juristes (« magistrature administrative et judiciaire, personnels des juridictions, professions réglementés ou juristes d’entreprise) et leurs collaborateurs (assistants juridiques, secrétaires, comptables…). La démarche est plus ambitieuse, considérant que le droit, extrêmement perméable à la logique des algorithmes intelligents, et les professionnels qui le mettent en œuvre, sont au cœur des relations économiques et sociales. Penser les incidences directes et indirectes de l’IAG sur les métiers du droit, c’est s’interroger sur la fonction du droit et les moyens de construire une société numérique juste et équitable.

Privilégiant une certaine forme de neutralité, les rapporteurs ont entrepris d’aborder le sujet sans a priori. L’IAG constitue une opportunité économique et juridique, sans que la nature et l’étendue des risques ne soient totalement maîtrisées. Les rapporteurs entendent ainsi encourager son développement au nom du principe d’innovation, tout en canalisant son déploiement au nom d’un principe de précaution. Pour y parvenir, les membres de la commission ont multiplié les auditions (98 personnes) et les contributions écrites (52) pour une approche globale des enjeux, des usages et des risques. Ces échanges ont permis de déterminer les grandes lignes de la nécessaire collaboration entre l’homme et la machine.

Quels sont les enjeux de l’IAG dans les métiers du droit ?

Le rapport a pris la mesure des enjeux d’un déploiement vertueux de l’IAG au sein des métiers du droit.

Ces enjeux sont, tout d’abord, d’ordre matériel. L’inégal accès à cette technologie coûteuse peut entrainer une fracture numérique. Les rapporteurs saluent ainsi les initiatives prises par certaines instances pour mutualiser le coût et collectiviser l’usage de l’IAG. Les juridictions quant à elles souffrent d’un personnel insuffisant et d’un matériel obsolète.

Les enjeux sont ensuite d’ordre économique et social. Économiquement, l’IAG se développe sur un marché dynamique au sein duquel les entreprises de la tech françaises et les éditeurs juridiques doivent se positionner avec le soutien de l’Etat. Socialement, l’emploi est au cœur des discussions. Même si la majorité des personnes auditionnées paraît optimiste et relativise la baisse des effectifs, les rapporteurs insistent sur l’incidence directe sur les fonctions d’assistance exigeant de monter ce personnel en compétence.

L’enjeu est en outre d’ordre déontologie, éthique et juridique. L’IAG interroge sur la souveraineté numérique et la protection des données. L’IAG peut être une menace pour la confidentialité et le secret professionnel. Elle met à l’épreuve les grands principes du procès équitable (impartialité, publicité, indépendance). Rapporteurs et personnes consultées s’accordent en revanche sur le besoin de sobriété normative.

L’enjeu est enfin et surtout d’ordre éducatif et pédagogique. L’avenir d’une société numérique juste et équitable, en général, et l’avenir des professions du droit, en particulier, passent par une formation de qualité, initiale et continue. La formation initiale exige de privilégier le « savoir faire faire ». A cette fin, il faut former un bon juriste avant d’envisager la formation d’un juriste augmenté, ce qui suppose une maitrise des fondamentaux. Le juriste de demain sera un expert capable de poser les bonnes questions et d’analyser le résultat produit par l’IAG. Ce professionnel doit pouvoir dépasser et, parfois, se passer de la machine. A défaut, ce qui devait être au départ une simple assistance se transformerait en assistanat. Cette compétence juridique experte, pour un service personnalisé et sur mesure, doit s’accompagner d’un développement des compétences émotionnelles, proprement humaines, inaccessibles à l’IAG. L’Université, notamment l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne), a déjà entrepris de déployer cette nouvelle technologie de la première à la dernière année de formation en droit. Toutes les écoles professionnelles (INFN, EFB, ENM, INFCJ) ont adapté leur offre de formation initiale pour répondre à ces attentes. Quant à la formation continue, toutes les professions ont conscience de l’importance de repenser la manière de pratiquer le droit au sein des études, cabinets ou juridictions (travail collectif, protocole de vérification des résultats de l’IA, reverse mentoring pour encourager le travail intergénérationnel…).

Quelles sont les principales propositions formulées par le rapport du Sénat ?

Conscient de ces enjeux, le rapport formule 20 propositions pouvant être articulées autour de 4 principaux axes. Arrive en tête des préoccupations la formation initiale et continue (propositions 4,12, 13,14, 15 et 16) : faire monter en compétence les juristes et leurs collaborateurs ou assistants, sensibiliser les stagiaires aux bons usages, encourager la collaboration entre les écoles de formation et les éditeurs juridiques, adapter les pratiques au sein des structures.

Le deuxième axe concerne les usagers et leurs droits (propositions n° 1,2, 8 et 20) : information transparente sur les risques et les limites de l’IA, information des usagers sur l’utilisation par le professionnel d’un logiciel pourvu d’une IA, améliorer l’accès au droit par une modernisation du moteur de Legifrance, veiller au respect du RGPD dans la réutilisation des informations publiques contenues dans les décisions de justice.

Le troisième axe se rapporte aux professions (propositions n° 3, 5, 6, 7, 9, 10, 11 et 17) : investir dans un matériel adapté (achats de matériel, mutualisation de l’accès à la technologie), mise en place de labels ou de certifications, institutionnaliser le bon usage de l’outil par des chartes éthiques ou des guides de bonnes pratiques, préserver le monopole de la consultation juridique pour éviter les effets pervers de « l’autojuridication », instaurer une forme de compliance de l’IAG (référents en juridiction ou dans les ordres professionnels, mise en place de procédures de cartographie des risques, d’alerte, de sanctions…), protéger l’anonymat des magistrats et greffiers.

Enfin, l’Etat doit prendre sa part dans cette stratégie nationale de déploiement vertueux de l’IAG (propositions n° 18 et 19) : priorité accordée aux outils français pour les administrations, encourager et soutenir les entreprises de la tech et les éditeurs juridiques.

Le rapport, sans surprise, encourage l’usage de l’IAG tout en ayant conscience des risques afférents. Il apporte une précieuse contribution à la construction d’une forme d’humanisme numérique.

Retrouvez le rapport du Sénat ici.