Frères musulmans, entrisme islamiste… Beaucoup d’idées juridiquement très fragiles
Dans la foulée du rapport remis au Ministre de l’Intérieur sur « l’entrisme islamiste », le Président de la République a convoqué à l’Élysée un Conseil de Défense. L’occasion, pour plusieurs responsables politiques, de faire feu de tout bois en multipliant les propositions pour répondre au phénomène. Mais qu’en penser à la lumière du droit ?

Par Suzel Ramaciotti, Professeur à l’Université de Rouen
Est-il possible d’interdire le mouvement des Frères musulmans, comme le suggère, entre autres, le Président du RN Jordan Bardella ?
Tout dépend de ce qu’on appelle « mouvement ». Est-ce une association ? Une association peut être dissoute ; c’est une des sanctions possibles prévues par la loi de 1901, en particulier si elle est instituée dans le but de porter atteinte à la forme républicaine du gouvernement (article 3 de la loi). Toutefois, l’atteinte doit exister dans les faits, par exemple, un coup d’État doit être fomenté. Si l’association se contente de déclarer dans ses statuts qu’elle promeut une forme non républicaine de gouvernement, cela n’est pas suffisant pour la dissoudre sur ce fondement. En témoigne l’affaire du 7 octobre 2007 dans laquelle la Première chambre civile de la Cour de cassation a considéré que l’association Groseille Pomme Mandarine Framboise (GMPF), succédant à l’association Gouvernement Provisoire de la Monarchie Française, ne devait pas être dissoute, quand bien même il apparaissait clairement dans ses statuts qu’elle considérait que la France était toujours une royauté. D’autres dispositions existent, dans la loi, pour permettre la dissolution administrative des associations. Elles trouvent leur origine dans une loi du 10 janvier 1936, relative aux groupes de combat et milices privées, et qui a donné lieu à l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure. Les motifs de dissolution administrative – c’est-à-dire décidée par l’Exécutif – ont trait au terrorisme, à la violence armée, à la propagation des idées et des théories encourageant haine et discrimination. On le voit : les motifs de dissolution sont plus larges que ceux de la dissolution judiciaire, et semblent se rapprocher du monde des idées. À ce propos, une évolution de la jurisprudence peut être perçue : en 2017, le Conseil d’État s’assurait encore de ce qu’une action violente était réellement soutenue ou encouragée par l’association ou le groupement de fait en question, comme dans l’affaire Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, dont les liens avec le recrutement et le départ de combattants terroristes vers la zone irako-syrienne était avéré. Plus récemment, dans l’affaire Collectif contre l’islamophobie du 24 septembre 2021, la haute juridiction administrative a admis qu’un discours qui accréditait « l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans » constitue des « agissements […] de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager ». En d’autres termes, la propagation de telles idées par une association ou un groupement de fait est un motif justifiant sa dissolution administrative. L’intérêt de cette affaire relativement récente consiste précisément dans la manière dont l’action menée par l’association – ou ce qu’il en restait, un groupement de fait – a fini par être jugée comme illicite au regard de l’article L212-1, 6° du Code de la sécurité intérieure. En effet, ce groupement centrait son activité sur la traque des décisions administratives qu’il considérait discriminatoires à l’égard des musulmans (comme les arrêtés anti-burkinis), qu’il tentait ensuite de faire annuler, en l’accompagnant d’un discours médiatique. L’action – la traque de ce genre de décisions administratives – est certainement licite ; le commentaire médiatique l’est aussi ; c’est la tendance idéologique du commentaire médiatique qui a fini par poser problème.
Reste que, au regard des éléments du rapport intitulé « Les Frères musulmans et islamisme politique en France » dévoilé par le gouvernement, il n’apparaît pas que ce « mouvement » soit organisé en association, mais bien plutôt qu’il s’agisse d’une idéologie partagée par de nombreuses associations musulmanes (on parle de « 280 associations rattachées à la mouvance, opérant dans une multitude de secteurs encadrant la vie du musulman (cultuel, mais également caritative, scolaire, professionnel, jeunesse ou financier) »). Dès lors, au-delà de la possible dissolution des associations qui serviraient de support à la diffusion du « mouvement frériste », la question se recentre autour des possibilités de combattre une idéologie. Une idéologie peut-elle être combattue en droit ? En principe, la liberté de pensée ne permet pas d’ériger une idéologie, aussi perturbatrice soit-elle, en délit d’opinion. Les seules restrictions admises par la loi sont justifiées par l’ordre public : par exemple, le délit d’apologie du terrorisme, sanctionné par l’article 421-2-5 du Code pénal. Il faut donc que l’idéologie se traduise au moins en paroles, et que celles-ci soient gravement perturbatrices. Certes, le législateur pourrait aller plus loin, et sanctionner d’autres types de passage de l’idée à la parole, mais il convient de rappeler que, selon la Cour européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression vaut aussi pour la diffusion des idées « qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ». Toutefois, là n’est pas le propos du rapport. Celui-ci s’inquiète d’une espèce de « travail de sape » (Le Monde), agissant sur le long terme, « encadrant la vie du musulman (cultuel, mais également caritatif, scolaire, professionnel, jeunesse ou financier) », et exerçant des pressions sur les collectivités locales. Or, si l’idéologie persuade sans provoquer de troubles à l’ordre public, le droit n’est pas armé pour lutter contre, et il n’est pas souhaitable qu’il le devienne.
Peut-on, comme le prône l’ancien Premier ministre Gabriel Attal, interdire le port du voile dans l’espace public pour les mineures de moins de 15 ans ?
La loi et les règlements n’encadrent que peu le choix des vêtements. Pour limiter le propos aux vêtements religieux, rappelons que la loi, en principe, ne pose de restrictions que dans des cadres déterminés : le cadre scolaire, le cadre de la fonction publique, et de façon indirecte, le cadre du travail. Il n’y a qu’en 2010 que le législateur a posé une interdiction ayant un rayonnement spatial plus vaste : il s’agit de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (et qui visait principalement le voile intégral). Cette interdiction n’a pas été jugée disproportionnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a laissé la marge nationale d’appréciation jouer pleinement. Pourtant, si le législateur décidait d’interdire le port du voile aux mineures de quinze ans, il aurait certainement à s’en justifier auprès de la CEDH. Une justification par la protection de l’enfance serait-elle suffisante ? Encore faudrait-il expliquer en quoi l’enfance serait menacée par le port du voile – qu’il soit volontaire ou contraint.
S’il est volontaire, le contrôle de proportionnalité se fera entre la liberté religieuse de la mineure de quinze ans et l’objectif légitime poursuivi par la loi. L’enfant, en principe titulaire de la liberté religieuse (article 14 de la Convention de New York), ne connaît pas, en France, de majorité religieuse spécifique, si bien que cette liberté est en pratique exercée par les parents (article 2 du protocole additionnel à la CEDH). Or, si l’objectif poursuivi par la loi est de préserver la liberté religieuse de l’enfant, le raisonnement risque de tourner court : comment arbitrer le conflit ainsi posé, entre la liberté religieuse selon l’enfant (porter le voile) et la liberté religieuse de l’enfant selon l’État (ne pas porter le voile) ?
La seconde hypothèse, celle dans laquelle le port du voile serait contraint, est d’un abord plus simple. Abstraction faite des difficultés probatoires – combien d’enfants se plaindront effectivement d’avoir à porter le voile ? – le conflit semble se dresser entre la liberté religieuse des parents (consacrée à l’article 2 du protocole additionnel n° 1 précité) et la liberté religieuse de l’enfant. L’interdit étatique ne serait alors qu’un soutien des enfants, qui l’emporteront donc (judiciairement ?) face à leurs parents… En réalité, les termes dans lesquels se posent ces conflits de libertés montrent qu’une telle interdiction risque d’être impraticable.
Comment sortir de l’impasse ? Une stratégie de contournement pourrait consister à multiplier les espaces dans lesquels les mineurs de quinze ans doivent se présenter sans signe religieux ostentatoire. En particulier, le nouveau contrat d’engagement républicain, auxquels doivent se soumettre toutes les associations bénéficiant de subventions publiques, pourrait contenir une telle interdiction. De la sorte, les écoles privées subventionnées ou les associations sportives pourraient être contraintes d’interdire le voile aux élèves et adhérents. Il est toutefois certain qu’une telle interdiction irait très au-delà (et de façon probablement disproportionnée) des obligations auxquelles s’engagent les associations dans le « contrat d’engagement républicain », qui, au titre de la laïcité, doivent se contenter de « ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République ».
En quoi pourrait consister ce que Gabriel Attal appelle un nouveau délit de communautarisme ?
Ce contenu est bien mystérieux ! S’agit-il de ressusciter le « délit de séparatisme », parce que l’article 433-3-1 du Code pénal serait jugé insuffisant ? Pour mémoire, la loi confortant le respect des principes de la République, du 24 août 2021, a intégré dans le Code pénal une infraction ainsi libellée : « Est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende le fait d’user de menaces ou de violences ou de commettre tout autre acte d’intimidation à l’égard de toute personne participant à l’exécution d’une mission de service public, afin d’obtenir pour soi-même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service. » L’idée, abandonnée en cours d’élaboration, était de créer une infraction spéciale pour ceux qui voudraient s’affranchir de la règle commune en usant de violence, sous prétexte de leur appartenance religieuse. On pense, par exemple, aux personnes qui exigeraient (violemment) d’être examinées par des médecins de sexe féminin. Toutefois, l’origine « séparatiste » de l’article 433-3-1 du Code pénal n’est pas visible, parce que le motif religieux, qui devrait psychologiquement justifier la demande d’exemption de l’usager, est absent du texte. Or, du fait de l’invisibilisation du motif religieux, on peut avoir l’impression que ce « délit de séparatisme » est désormais noyé dans la multitude des déclinaisons de la violence (comme l’article 222-13 ou 433-3 du Code pénal), perdant toute spécificité. Le nouveau délit de communautarisme souhaité par Gabriel Attal incorporerait-il ce motif religieux ? Une telle volonté politique peut se comprendre ; elle aurait l’avantage du performatif, à savoir envoyer un message clair sur la prééminence indiscutable de la loi commune. Toutefois, si le motif religieux faisait partie du texte pénal, les difficultés ne manqueront pas de surgir – difficultés que juge et législateur ont toujours tenté d’esquiver : pour définir ce qu’est un motif religieux, il faudra définir ce qu’est la religion, la distinguer de tous ses voisins sémantiques (convictions philosophiques, politiques, spirituelles etc.). On comprend, dès lors, le parti du législateur en 2021, qui avait été de taire le motif religieux.
Si l’objectif d’un délit de communautarisme est seulement performatif, alors peut-être reverrons-nous fleurir des propositions telles que la proposition de loi constitutionnelle de 2020. L’idée avait été d’intégrer un alinéa supplémentaire à l’article 1er de la Constitution, ainsi libellé : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ». L’avantage de ce texte, qui n’est pas une incrimination, est de se situer seulement dans le discours, sans conséquence immédiate du point de vue pénal.