Par Philippe Delebecque, professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Que s’est-il passé pendant ce vol ?

Lors d’un vol entre Portland (Oregon) et Ontario (banlieue de Los Angeles), assuré par la compagnie Alaska Airlines, 171 passagers ont cru que leur dernière heure était arrivée. En plein vol, une porte de l’appareil (le fameux 171 Max de Boeing) s’est détachée du fuselage : heureusement, aucune personne n’était assise à proximité, mais on imagine facilement l’effroi à bord !

L’avion s’est posé sans difficulté particulière, sans doute en raison du cran de l’équipage et, en particulier, du pilote, mais comme on pouvait s’y attendre, l’Autorité Fédérale de l’aviation américaine (FAA) a immédiatement ordonné l’arrêt de l’appareil en vue de procéder à des inspections et à un contrôle approfondi. D’où des annulations de vols et bien des tracas pour les opérateurs comme pour les passagers dont les réservations avaient pu être prises.

Les expertises nous diront sans doute quelles en sont les raisons : problème de pressurisation ? Boulons mal serrés ou inadaptés ? Panneau mal installé ? En attendant, la compagnie et le constructeur seront peut-être appelés à régler quelques difficultés juridiques.

L’événement – et non le simple incident – soulève au moins trois questions, sans préjudice de la détermination de la loi applicable qui est vraisemblablement la loi américaine que nous supposerons être, en l’occurrence, proche sinon identique de la loi européenne ou française. La première est de savoir quels sont les opérateurs d’un vol aérien qui peuvent engager leur responsabilité lors d’une catastrophe aérienne. La deuxième a trait au montant des indemnités éventuellement dues. La troisième, et sans doute la principale, porte sur le préjudice qui peut être invoqué et qui fonde la responsabilité.

Qui sont les responsables ?

Le premier responsable d’une catastrophe réelle ou potentielle est naturellement la compagnie aérienne. C’est donc l’émetteur du billet, étant précisé que si la catastrophe se produit dans le cadre d’un voyage organisé, c’est l’agence de voyages

qui est en première ligne (code du tourisme, art. L. 211-16). À charge pour elle, donc, d’exercer les recours appropriés. La Convention de Montréal, ratifiée par de nombreux États, prévoit en effet qu’en cas d’accident survenu à bord ou pendant les opérations d’embarquement ou de débarquement, le transporteur est de plein droit responsable de la mort ou de la lésion corporelle subie par un passager, l’accident étant défini comme un événement inattendu ou inhabituel et extérieur, c’est-à-dire qui n’est pas lié à un état pathologique préexistant de la victime.

Cette responsabilité est objective et ne peut être écartée que dans des hypothèses bien particulières ; l’une des difficultés, au-delà de la prescription (ou déchéance) courte (deux ans), est de déterminer le tribunal compétent, lorsque les victimes, généralement bien représentées, n’arrivent pas à trouver un accord rapide et satisfaisant avec la compagnie. En général, les transactions sont à encourager dans de telles situations.

Mais au-delà de la compagnie, on admet depuis quelques années déjà que rien n’interdit aux victimes de rechercher la responsabilité du constructeur sur le fondement non plus du droit des transports aériens (Convention de Montréal du 28 mai 1999 ou encore, dans certains pays, Convention de Varsovie du 12 octobre 1929, mod.), mais du droit commun et spécialement du droit de la responsabilité extracontractuelle ou même mieux, du droit de la responsabilité des fabricants de produits défectueux. Les actions contre les équipementiers et les constructeurs eux-mêmes sont désormais sinon banales, du moins récurrentes. Elles soulèvent toutefois des questions de conflits de lois qu’il faut résoudre en application de la Convention de La Haye de 1973 sur la responsabilité du fait des produits. La loi compétente doit avoir plusieurs points de contact avec la situation. La loi applicable est donc la loi interne de l’État sur le territoire duquel le fait dommageable s’est produit, si cet État est aussi, notamment, l’État de la résidence habituelle de la personne directement lésée, ici la victime de l’accident (cf. Cass. 1re civ. 1er mars 2023, n° 21-22.015).

Quelles sont les indemnisations possibles ?

L’indemnisation des victimes de dommage corporel n’est plus plafonnée, comme elle a pu l’être sous l’empire de la Convention de Varsovie. Plus exactement, en cas de dommage corporel, si le montant ne dépasse pas 139 000 €, la responsabilité du transporteur aérien se réduit à une garantie, puisque la seule cause d’exonération admise trouve son expression dans la faute de la victime. Si le dommage dépasse ce montant, la responsabilité reste de plein droit, mais le transporteur pourra s’exonérer en tout ou partie s’il prouve que le dommage ne lui est pas imputable (système de la non-faute) ou qu’il provient du fait d’un tiers.

L’indemnisation due par le constructeur ou l’équipementier n’est ni plafonnée ni régulée. Elle sera fixée en application du droit commun, c’est-à-dire que si les conditions de leur responsabilité sont réunies, la réparation devra être intégrale.

Rien ne s’oppose à ce que les actions soient concentrées sur la compagnie. À charge pour elle d’exercer son ou ses recours, là encore dans les conditions du droit

commun. Inversement, rien ne s’oppose à ce que le constructeur, en première ligne, se retourne par la suite contre la compagnie, sans que les textes du droit aérien ne soient applicables (Cass. 1re civ. 4 mars 2015, n° 13-17.392).

L’angoisse suscitée par l’incident constitue-t-elle un préjudice ?

Les préjudices corporels imputables à la compagnie sont indemnisés dans les conditions du droit aérien (Convention de Montréal ou Convention de Varsovie). Ceux imputables au constructeur ou à l’équipementier concernent le droit commun. Mais encore faut-il qu’il y ait un préjudice. La question est alors de savoir si une angoisse est assimilable à un préjudice corporel, comme certains spécialistes l’admettent. Les controverses vont bon train, mais la Cour de justice (cf. CJUE 20 déc. 2022, aff. C-111/21) les a sans doute fait taire en décidant :

« L’article 17, § 1er, de la Convention de Montréal du 28 mai 1999 doit être interprété en ce sens que : une lésion psychique causée à un passager par un « accident », au sens de cette disposition, qui n’est pas liée à une « lésion corporelle », au sens de ladite disposition, doit être indemnisée au même titre qu’une telle lésion corporelle, pour autant que le passager lésé démontre l’existence d’une atteinte à son intégrité psychique d’une gravité ou d’une intensité telles qu’elle affecte son état général de santé et qu’elle ne peut s’estomper sans traitement médical. »

Il n’est pas exclu que l’angoisse des passagers lors du récent vol d’Alaska Airlines a été telle qu’elle a causé des atteintes graves au psychisme de nombreux passagers. D’où des expertises médicales et de probables contentieux, sans parler des conséquences économiques plus générales pour la compagnie et, surtout, pour le constructeur. Ce qui est une autre affaire.

Ajoutons que les enquêtes techniques de sécurité, diligentées après tout incident ou accident n’ont, en principe, pas d’incidence sur les procédures judiciaires : leur seul but est d’éviter que les mêmes problèmes ne se reproduisent (« le plus jamais ça »). Espérons qu’elles seront efficaces.