Par Laurent Richer, Professeur émérite à l’université de Paris I et avocat au Barreau de Paris

Contre la corruption, la règle de droit est-elle inefficace, faut-il compléter l’arsenal législatif ?

Depuis 1810 le Code pénal sanctionne les infractions d’atteinte à la probité, dont la corruption. L’arsenal législatif a été renforcé par la loi du 3 janvier 1991 qui a créé le délit de favoritisme en matière de commande publique, terrain privilégié de la corruption. Puis, la loi Sapin du 29 janvier 1993 a imposé des obligations de transparence en matière de passation de concessions. Depuis, le législateur n’a a jamais cessé de lutter contre la corruption, soit en renforçant la répression, soit en misant sur la prévention. La loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016 insiste sur la prévention par la compliance et elle crée l’Agence française anti-corruption qui apporte son appui aux dispositifs anti-corruption et aide à détecter les atteintes à la probité. Le législateur a fait son travail.

Il y aurait donc un problème d’application de la loi ?

Il y a quelque chose d’étonnant dans les faits récents relatés par la presse. Prenons le cas de la « tricoche ». C’est là une pratique ancienne. Depuis toujours les enquêteurs privés font appel à leurs relations dans la police pour procurer des informations à leurs clients. Il est donc étonnant que l’on découvre brusquement ces faits. Il me semble qu’il faut voir là autre chose que ce qui en est dit. Il s’agit, à partir de faits faciles à identifier, de faire une démonstration de vigilance en direction d’auteurs de faits plus graves, soupçonnés, mais plus difficiles à détecter. Impuissance et puissance du droit tout à la fois. Impuissance parce que le pacte de corruption est par définition secret, puissance parce que la peur du juge est le moyen de prévention le plus efficace.

Il n’empêche qu’à en croire la directrice de l’IGPN, la corruption, « de basse intensité » mais corruption quand même, tendrait à se répandre. Est-ce vraiment le cas ?

Transparency International publie chaque année un indice de la corruption dans 180 pays, indice qui, évidemment, ne peut traduire la réalité de la corruption, mais l’approche à travers la perception qu’en ont des experts et les milieux d’affaires.  En 2023 la France était classée au 20e rang avec la note de 71/100 (Danemark : 1e rang avec la note 90/100 ; Somalie : 180e , note 11/100). Ce n’est pas si mal. Mais il est permis de s’interroger sur la validité de cet indice qui est sans doute trop optimiste.

Les mesures de prévention de la corruption sont d’efficacité limitée, d’une part parce que le secteur public ne s’est guère approprié la loi Sapin 2, d’autre part, parce que ces mesures ne sont efficaces que si elles interviennent dans un milieu culturel réceptif, ce qui n’est pas toujours le cas à l’époque de ce qu’Emmanuel Todd dénomme la « religion 0 ». On ne peut vraiment compter que sur le contrôle et la répression, mais, nécessairement, les contrôles peuvent être défaillants et la répression se heurte à la clandestinité, sans compter que, même quand les faits sont dénoncés, le système judiciaire, débordé par ailleurs, ne s’en empare pas forcément.

Dans ce contexte, il est indéniable, mais ce n’est pas une nouveauté de l’année, que s’est développée en France une « petite corruption ». On le voit au niveau local en matière de marchés publics, où la corruption s’est largement déplacée au stade de l’exécution (avenants, réception…), ainsi qu’en matière de permis de construire. Mais les services de l’État ne sont pas épargnés, par exemple à l’occasion de la délivrance de permis de séjour ou de permis de conduire. Ces pratiques ne peuvent se développer que parce que leurs auteurs sont en capacité de les dissimuler dans les failles des procédures administratives. Il semble donc que ces procédures ne prennent pas en compte le risque de corruption, qu’elles reposent sur une vision idéale de l’agent public, qui dans la majorité des cas correspond à la réalité, mais laisse aussi place à l’agent corrompu. Plus que de législation, c’est donc d’introduction d’une dose de méfiance dans les procédures qu’on a besoin, ce qui nécessite une identification des secteurs touchés et une cartographie des risques de corruption.