Par Etienne Vergès, Professeur de droit privé à l’Université Grenoble Alpes

Que prévoyait le texte de loi en matière d’activation à distance des téléphones portables ?

Dans la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la Justice, figure un article 6 33°, qui constitue la survivance tronquée d’un texte largement censuré par le Conseil constitutionnel. À l’origine de cet échec législatif se trouve le projet de créer une nouvelle technique spéciale d’enquête, permettant aux policiers et aux gendarmes d’utiliser les téléphones portables des délinquants à leur insu et contre leur gré. Techniquement parlant, l’idée consistait à activer à distance le téléphone portable identifié comme étant celui d’un suspect, pour utiliser cet appareil à la fois comme une balise GPS, comme un micro et comme une caméra. Il aurait ainsi été possible de géolocaliser l’individu en temps réel, d’écouter ses conversations et de visualiser toutes les images captées par l’objectif du téléphone. 

Ainsi décrite, la technique d’enquête apparaissait comme un moyen redoutable de surveillance des réseaux criminels, permettant d’anticiper les infractions ou de recueillir les preuves de celles-ci. Mais cette technique constituait également une atteinte à la vie privée des individus d’une rare intensité, puisqu’elle permettait de suivre, durant une période pouvant aller jusqu’à six mois, les conversations, mais également les faits et gestes des personnes suspectées et de leur entourage.

De façon rétrospective, le recueil des preuves en enquête pénale repose, depuis plusieurs décennies, sur les progrès des technologies de l’information et de la communication. Dans les années 80, il s’agissait des écoutes téléphoniques, puis dans les années 90 et 2000, de la sonorisation et de la captation d’images. Par la suite, sont apparus la géolocalisation, puis le recours à des dispositifs de vidéosurveillance et de vidéoprotection, jusqu’à l’utilisation de drones. Dans le même temps, l’espionnage des ordinateurs et des téléphones portables s’est développé sous la forme de piratages informatiques (captation de données informatiques) ou grâce à l’utilisation des IMSI catchers (outils permettant de repérer les identifiants SIM des téléphones portables qui se situent dans un périmètre donné). 

Enfin, la technique la plus massive a pris la forme de la collecte des données de connexion auprès des opérateurs de téléphonie mobile. Les enquêteurs peuvent, en sollicitant ces opérateurs, connaître les contacts d’un suspect, les appels qu’il donne ou reçoit et les bornes téléphoniques qu’il déclenche. La police judiciaire peut ainsi, a posteriori, reconstituer les réseaux relationnels des suspects, mais aussi leurs déplacements. Chaque année, ce sont plus d’un million cinq cent mille réquisitions qui sont prises pour obtenir ces données de connexion. Presque invisible, cette procédure révèle pourtant une véritable surveillance de masse. 

Dans quelle mesure ces techniques intrusives portent-elles atteinte au respect de la vie privée ?

Dès le début du processus législatif, les débats ont été virulents. Ainsi, le 17 mai 2023, l’ordre des avocats du barreau de Paris a vivement critiqué le dispositif dans un communiqué de presse, invoquant une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public. Les parlementaires de l’opposition s’en sont également pris au texte, soulignant les risques de dérives, déjà observées en matière de renseignement, les agents étant accusés d’outrepasser leurs droits.

Toutes ces techniques intrusives ont été introduites progressivement dans le Code de procédure pénale. Elles ne présentent pas le même degré d’atteinte à la vie privée, et à ce titre, elles ne sont pas soumises aux mêmes règles. On peut ainsi dire que l’atteinte à la vie privée est largement admise en procédure pénale, à condition d’être encadrée. C’est le cadre juridique défini par le législateur qui garantit un certain équilibre entre, d’un côté, la nécessité de donner aux enquêteurs des moyens efficaces d’investigation et, d’un autre côté, la nécessité de garantir le droit au respect de la vie privée des individus suspectés en posant des limites. 

Cet équilibre est atteint de plusieurs manières. D’abord, l’atteinte à la vie privée doit dépendre de la gravité et de la complexité des infractions. Ensuite, certains lieux et certaines professions sont particulièrement protégés contre ces intrusions (avocats, parlementaires, médecins, etc.). Enfin, le contrôle de ces atteintes est confié à l’autorité judiciaire. Cela implique que les atteintes les plus graves doivent être autorisées par un juge du siège (juge des libertés et de la détention ou juge d’instruction). 

En introduisant dans le Code de procédure pénale, l’activation à distance des téléphones portables (et d’autres appareils électroniques), le législateur a tenté de respecter cet équilibre. D’abord, le recours à cette technique est justifié par un but légitime. Il s’agit de permettre aux enquêteurs de géolocaliser les suspects et d’écouter leurs conversations sans avoir à s’introduire dans des lieux privés (véhicules, domiciles) pour poser des dispositifs (balises GPS, micro, caméras). La prise de risque est donc moindre, pour ne pas dire nulle pour les agents. Il a également été souligné que la pose des dispositifs de géolocalisation ou d’écoute est aujourd’hui moins efficace qu’au début des années 2000. Les délinquants ont pris l’habitude de sécuriser leurs domiciles et véhicules par des caméras de surveillance qui permettent de détecter l’intrusion policière. La course technologique a pris l’allure d’une poursuite, de sorte que les techniques policières se doivent d’être de plus en plus élaborées et donc de plus en plus intrusives.  

Le législateur a encadré le recours à cette technique de façon très stricte. La géolocalisation du téléphone portable a été limitée aux enquêtes portant sur des infractions punies de plus de 5 ans d’emprisonnement. La sonorisation et la captation d’images ont été réservées aux infractions de criminalité organisée. Les téléphones et les conversations des professions protégées ont été exclus de ce dispositif. Enfin, ultime garantie, le législateur a soumis ces procédés d’activation des téléphones portables à l’autorisation d’un juge. Dans une telle configuration, cette technique d’enquête était, certes, très intrusive, mais également très encadrée. 

Comment expliquer la décision du Conseil constitutionnel ?

Devant le Conseil constitutionnel, le dispositif n’a pas entièrement résisté au contrôle de proportionnalité. S’agissant de l’activation à distance d’appareils électroniques aux seules fins de géolocalisation, le Conseil a jugé, dans sa décision du 16 novembre, qu’elle ne méconnaissait pas le droit au respect de la vie privée. En revanche, l’activation à distance afin de capter des sons et des images a été regardée comme disproportionnée vis-à-vis du but poursuivi. Elle a donc été jugée contraire à la Constitution.

Toutefois, le juge constitutionnel n’a pas totalement fermé la porte aux téléphones mouchards. En effet, dans la disposition censurée, le déséquilibre provient du fait que l’activation à distance a été prévue non seulement pour les infractions les plus graves, mais également pour l’ensemble des infractions relevant de la délinquance ou de la criminalité organisée. La disproportion est donc liée à la trop grande masse d’infractions qui étaient susceptibles d’être visées par cette technique probatoire. En effet, toutes les infractions de criminalité organisée ne sont pas de gravité équivalente. Dans cette vaste catégorie, on croise des infractions telles que des meurtres, ou des actes de terrorisme, mais aussi des délits d’abus de faiblesse, des délits douaniers, des trafics de produits phytopharmaceutiques dès lors qu’ils sont commis en bande organisée. Pour le Conseil constitutionnel, toutes ces infractions ne justifient pas le recours à des techniques probatoires très intrusives.

L’usage des téléphones mouchards n’est donc pas définitivement prohibé en enquête de police. En revanche, le législateur devra revoir sa copie et limiter l’utilisation de cette technique à une liste d’infractions particulièrement graves. Une classification des infractions de criminalité organisée en fonction de leur gravité existe déjà dans le Code de procédure pénale. Il sera probablement nécessaire de l’affiner encore, pour créer une sorte de catégorie de criminalité d’extrême gravité justifiant l’usage de techniques probatoires extrêmement intrusives.

La saga des téléphones mouchards n’est donc pas terminée. Elle ne constitue qu’un épisode supplémentaire dans la progression des nouvelles techniques d’enquête et dans la multiplication des atteintes aux droits fondamentaux engendrées par ces techniques.