Par Florence Nicoud, Maître de Conférences à l’Université Côte d’Azur, CERDACFF

Si en France perdure l’adage selon lequel « la liberté est la règle, la mesure de police l’exception », le ministre de l’intérieur M. Darmanin et un certain nombre de maires de communes de France dont ceux de Béziers et de Nice, ont préféré en inverser les termes, faisant de l’objectif de sécurité, le but ultime à atteindre. En effet, face aux déplorables affaires de règlements de comptes entre mineurs aboutissant à de terribles homicides à l’arme blanche, il est du devoir de nos dirigeants de protéger la jeunesse et de prendre les mesures nécessaires en termes d’ordre public. C’est dans cette perspective que le ministre de l’intérieur a pris, par l’intermédiaire du préfet de la Guadeloupe, un arrêté en date du 20 avril 2024 interdisant pour une durée d’un mois aux mineurs non accompagnés d’un parent ou d’un adulte exerçant l’autorité parentale, la circulation dans plusieurs quartiers des villes de Pointe-à-Pitre et des Abymes entre 20h00 et 5h00. C’est aussi par le truchement de ces mêmes types d’arrêtés dits couvre-feux – qui, en termes plus juridiques, recouvrent l’interdiction d’aller et de venir ou sa restriction – que les maires ont entendu rétablir l’ordre dans leurs communes. Si le terme de couvre-feu n’a rien de juridique et semble plutôt remonter à l’époque du moyen-âge, où il y était utilisé à des fins de sécurité publique, obligeant les habitants à la tombée de la nuit de couvrir le feu de leur foyer jusqu’à extinction et jusqu’au matin, afin d’éviter des incendies meurtriers, son renouveau depuis quelques années est remarquable. Il sera en effet souvent utilisé, par exemple dans le cadre de l’état d’urgence en Algérie ou encore lors de la crise des banlieues en 2005 pour devenir un redoutable levier de la politique sanitaire lors de la crise du Covid. Sa réactivation à la fois par les préfets et les maires nous amènent à triplement nous interroger.

Les Maires et le  Ministre sont-ils compétents pour édicter des couvre-feux ?

La mesure étant susceptible de porter atteinte à la liberté d’aller et de venir, elle doit donc reposer sur des textes prédéterminés et sur le fond faire l’objet d’une délimitation. Concernant, d’une part, l’arrêté couvre-feu pris par le Préfet de la Guadeloupe, ce dernier agit sur l’ordre du ministre, conformément à l’art. 2215-1-3° du Code général des Collectivités territoriales, puisqu’il est alors seul compétent pour prendre les mesures relatives à l’ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, lorsque le champ d’application excède le territoire d’une commune. En matière de prévention de la délinquance, c’est l’article L.132-8 du Code de la sécurité intérieure qui lui octroie ce pouvoir, puisqu’il peut décider et « dans leur intérêt, une mesure tendant à restreindre la liberté d’aller et de venir des mineurs de treize ans lorsque le fait, pour ceux-ci, de circuler ou de stationner sur la voie publique entre vingt-trois heures et six heures sans être accompagnés de l’un de leurs parents ou du titulaire de l’autorité parentale les expose à un risque manifeste pour leur santé, leur sécurité, leur éducation ou leur moralité. La décision énonce la durée, limitée dans le temps, de la mesure, les circonstances précises de fait et de lieu qui la motivent ainsi que le territoire sur lequel elle s’applique ». Ainsi, afin de mettre un terme aux nombreuses nuits d’émeutes dans cette région et dans la droite ligne de l’action menée dite « Place Nette » afin d’enrailler les trafics et les violences en tous genres sur l’île, le premier ministre a donc décidé de la prise de cet arrêté, destiné à l’ensemble des mineurs sans distinction d’un seuil d’âge particulier. L’arrêté est doublement délimité dans le temps (de 20h à 5h) et dans l’espace (puisqu’il ne concerne que certains quartiers des deux villes). Il est justifié par le fait que, non seulement le préfet cherche à arrêter les mineurs qui sont eux-mêmes impliqués dans des troubles graves à l’ordre public, mais encore il se donne pour mission de « contribuer à la protection des mineurs contre les dangers auxquels ils sont particulièrement exposés, qui tiennent tant au risque d’être personnellement victimes d’actes de violence qu’à celui d’être mêlés, incités ou accoutumés à de tels actes », notamment en traînant la nuit dehors.

Concernant d’autre part les mesures d’arrêtés d’interdiction d’aller et de venir prises le 1er mai 2024 par le maire de Nice, Christian Estrosi, ou encore le 22 avril et pour cinq mois par Robert Ménard, maire de Béziers, elles se fondent aussi classiquement sur l’article L. 2211-1 du CGCT indiquant in fine que le maire concourt à la politique de prévention de la délinquance par son pouvoir de police générale, article lui-même repris à l’art. L. 132-1 du CSI.

Ces arrêtés couvre-feux peuvent-ils être contrôlés ?

 Au nom de la légalité, un recours en excès de pouvoir au fond comme en référé est donc toujours possible contre les mesures de police administrative dans le délai de 2 mois à compter de leur publication. Le juge administratif aura à cœur de vérifier la proportionnalité de la mesure de police prise par rapport au contexte en présence. En effet, la limitation ainsi portée aux libertés par ces mesures doit être motivée par des circonstances locales particulières. Ainsi, le maire de Béziers qui avait vu un précédent arrêté de 2014 annulé par le juge administratif aura eu à cœur de le délimiter doublement en ne l’appliquant qu’à certains quartiers et certaines heures, interdisant aux mineurs de moins de treize ans non accompagnés de déambuler la nuit entre 23h et 6h. De la même manière, le maire de Nice, s’il délimite la portée du couvre-feu à certains quartiers les plus difficiles en termes de sécurité, aux mineurs de moins de 13 ans et le cantonne de 23h à 6h jusqu’au 31 août prochain, en revanche le couvre-feu est élargi aux mineurs de moins de 16 ans pour le seul quartier des Moulins en proie à des gangs rivaux, véritables poisons de la sécurité urbaine.

Ces arrêtés couvre-feux sont- ils efficaces ?

Si ces différents arrêtés ont reçu l’aval et le soutien du ministre de l’Intérieur, en revanche on peut s’interroger quant à la réelle portée de ce procédé. En effet, une fois les jeunes délinquants arrêtés, qu’adviendra-t-il  s’ils sont ramenés chez eux ? Ne seront-ils pas tentés de recommencer et surtout le maire aura-t-il les forces de l’ordre nécessaires à disposition afin de faire respecter ces interdictions ? Ils témoignent également du fait que l’action « place nette » récemment menée, n’a sans doute pas été suffisante afin de dissuader les délinquants en herbe d’agir.