Affaire Ibrahim Maalouf : une relaxe pour rien ?
Le célèbre musicien Ibrahim Maalouf a été écarté du jury du Festival du Film américain de Deauville, au motif qu’il a été impliqué dans une affaire d’agression à caractère sexuel, affaire pour laquelle il fut reconnu coupable en novembre 2018, puis relaxé en appel en juillet 2020. Est-ce à dire que l’autorité de la chose jugée n’aurait aucune valeur ?
Par Yves Mayaud, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas
Pourquoi M. Ibrahim Maalouf a-t-il été écarté du jury du Festival du Film américain de Deauville ?
Trompettiste et compositeur reconnu, M. Ibrahim Maalouf vient d’être écarté du jury du 50e Festival du Film américain de Deauville. La directrice du Festival, Mme Aude Hesbert, a justifié sa décision en faisant valoir que la présence de l’artiste avait suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux et dans les médias, ce qui était source « d’un malaise dans l’équipe », « déjà meurtrie » par le départ de son prédécesseur, M. Bruno Barde, lequel avait dû lui-même renoncer à ses responsabilités à la suite de révélations d’agressions sexuelles. Le « malaise » évoqué n’est pas dissociable d’une affaire judiciaire datant de 2013 dans laquelle le trompettiste a lui-même été impliqué : une collégienne, âgé de 14 ans à l’époque des faits, l’avait accusé de l’avoir embrassé une première fois, puis d’avoir réitéré son geste deux jours plus tard, et de s’être livré à des attouchements sur sa personne. Reconnu coupable en novembre 2018 par le tribunal correctionnel de Créteil, M. Ibrahim Maalouf fut finalement relaxé en juillet 2020 par la cour d’appel de Paris.
Que faut-il entendre par l’« autorité de la chose jugée », largement invoquée dans cette affaire ?
Il est un adage du droit, servi par la puissance de l’expression latine, ce qui en dit long sur son ancrage historique : Res judicata pro veritate accipitur, la chose jugée est tenue pour vérité. La vérité s’attache à ce qui a été jugé, avec pour conséquence que les faits constatés et les droits reconnus par une juridiction ne peuvent plus être remis en cause, du moins une fois les recours exercés ou leurs délais expirés. On parle de « vérité judiciaire », bien qu’elle puisse ne pas être conforme à la vérité dans sa dimension réelle : les difficultés de preuve sont le plus souvent résolues par le recours à des présomptions, et l’intime conviction est l’instrument privilégié de la justice pénale, avec ce qu’elle peut consacrer – voire consacre souvent – d’écart par rapport à ce qu’une meilleure connaissance des faits imposerait de vérité objective. Faute de mieux, le travail du juge est seulement de tendre à la vérité, tout comme il est essentiel que les affaires contentieuses ne puissent être indéfiniment débattues. Il n’est qu’une solution pour concilier ces deux impératifs : ériger en vérité ce que la justice a tranché par des jugements ou des arrêts définitifs. Montesquieu l’écrivait justement : « Le repos des familles et de la société tout entière se fonde non seulement sur ce qui est juste mais sur ce qui est fini ».
Ainsi définie, l’autorité de la chose jugée doit être comprise dans ses retombées. Son objet n’est pas de sanctionner toute situation qui reviendrait à s’en éloigner. Sont seulement affectés les rapports des juges entre eux, les relations internes à la justice. La chose jugée n’a « d’autorité » que dans la manière dont les juridictions doivent appréhender les affaires qu’elles ont à trancher, lorsque des questions ont déjà été résolues par une autre juridiction, et donc des réponses déjà contenues dans une décision antérieure. Il est alors normal d’éviter des contradictions, qui seraient tout le contraire d’une institution fiable, et des règles précises permettent de les prévenir, que la chose jugée soit invoquée à l’intérieur du même ordre de juridiction, ou d’un ordre de juridiction à l’autre.
Au sens précis et juridique du terme, l’autorité de la chose jugée est hors sujet dans les circonstances qui nous intéressent. Elle est une technique procédurale, destinée à anticiper sur des facteurs d’instabilité au sein de la justice, non un relais visant à assurer la conformité de toute situation, quelle qu’elle soit, à une décision de justice, et à en sanctionner la violation. Pour nous, la difficulté se présente différemment, en termes, non pas d’« autorité », mais de « respect » de la chose jugée.
Le non-respect de la chose jugée par des personnes privées est-il sanctionné en droit ?
Réserve faite de son « autorité », par hypothèse seulement relative aux rapports des juridictions entre elles, la chose jugée ne connaît aucune sanction dont le principe serait de s’appliquer à toute manifestation, directe ou indirecte, qui reviendrait à ne pas la respecter. Aucun texte n’existe, du moins de portée générale, qui aurait cet objet, afin de garantir une stricte correspondance entre ce qui aurait été décidé en justice et ce qui mériterait d’être reporté hors de son domaine propre. La question n’est pas pour autant négligée : elle est au centre de dispositions renvoyant à des hypothèses ciblées, mais sans aucune possibilité d’extension, ce qui témoigne, a contrario, d’une casuistique ouverte à la liberté.
Il en est ainsi du délit de l’article 434-25 du code pénal, qui punit de six mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende « le fait de chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance », étant précisé que ces peines ne s’appliquent pas aux commentaires techniques ni aux actes, paroles, écrits ou images de toute nature tendant à la réformation, la cassation ou la révision d’une décision. La raison d’être de la qualification s’affirme d’elle-même, qui est d’éviter les atteintes au respect dû à la justice, à base de communications dépassant les termes d’une critique normale. Tel n’est pas le cas de l’éviction de M. Ibrahim Maalouf, qui, apparemment, n’a pas été recherchée pour discréditer la justice, mais pour régler une situation de crise, à la hauteur de la « clarté » et de la « transparence » que Mme Aude Hesbert a entendu promouvoir pour la survie du Festival lui-même. La justice ne semble pas avoir été méprisée, même si la relaxe n’a pas été suivie de l’effet attendu.
D’autres dispositions sont en cause, qui confirment que les sentences des tribunaux ne sont pas, en elles-mêmes, des références d’ordre public, mais qu’elles le deviennent seulement dans le cadre d’une ponctualité dont le législateur a la pleine souveraineté. Ainsi des condamnations pénales effacées par une loi d’amnistie ou par une réhabilitation, avec pour conséquence d’interdire à toute personne qui, dans l’exercice de ses fonctions, en aurait la connaissance, « d’en rappeler l’existence sous quelque forme que ce soit ou d’en laisser subsister la mention dans un document quelconque » (code pénal, art. 133-11, et art. 133-15).
Mais aucune loi n’érige en obligation générale le fait d’avoir à reconduire, dans les relations privées, ce que la justice aurait prononcé de relaxe ou de condamnation en rapport avec les actes participant de ces relations. Les libertés publiques ne peuvent que conforter cette position, tant il n’est pas envisageable de bâillonner la liberté d’entreprendre ou la liberté d’expression, avec ce qu’elles emportent d’espace nécessairement ouvert à l’appréciation personnelle, mais aussi … de responsabilité toujours possible.
M. Ibrahim Maalouf peut-il faire valoir en justice un préjudice réparable ?
La réponse est évidemment positive. L’articulation des normes juridiques la porte avec certitude, qui veut que, en dehors de tout texte spécial, les textes généraux aient vocation à s’appliquer. Le droit de la responsabilité est donc à même de rebondir sur ce qui pourrait être dénoncé, sinon comme un mépris de la justice, du moins comme une atteinte à la personne. Et, de fait, ne pas tenir compte d’une relaxe peut être vécu comme un déshonneur ou un outrage, avec toutes les retombées inhérentes à ce qui serait constitutif d’une faute à l’origine d’un dommage réparable.
Encore faut-il que cette faute soit reconnue, ce qu’il convient d’apprécier au regard des circonstances, en tenant compte, notamment, de la prudence avec laquelle l’action contestée a été conduite, du contexte dans lequel elle est intervenue, de la bonne foi qui l’a inspirée, et de la liberté qui préside à la gestion des affaires. Qu’elle soit pénale ou civile, la responsabilité ne saurait être sans cette évaluation préalable, sans cette confrontation des faits au droit, et, finalement, il revient à la justice de se prononcer, non plus sur le principe de la relaxe, mais sur ses effets.