Affaire de la Dépakine : quelle est la responsabilité de l’Etat ?
La Cour administrative d’appel de Paris a condamné l’Etat, le 14 janvier 2025, à réparer les terribles dommages subis par les enfants dont la mère avait pris le médicament Dépakine (valproate de sodium) pendant la grossesse.

Par Didier Truchet, professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas
Que dit la Cour administrative d’appel ?
Elle a rendu le même jour cinq décisions. L’une rejette la requête pour des raisons de compétence et de procédure. Les quatre autres condamnent l’Etat pour la faute commise par l’Agence nationale de sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé (ANSM), qui agit au nom de l’Etat lorsqu’elle exerce ses pouvoirs de police sanitaire. La Cour a dû trouver un « trou de souris » pour identifier la faute : celle-ci réside dans un défaut de contrôle par l’ANSM de la notice du médicament, qui n’énumérait pas avec assez de précision tous les risques pour le fœtus. Il n’y avait pas de faute dans le contrôle du produit lui-même qui était, à l’époque des faits, le seul médicament efficace et indiqué pour traiter la grave pathologie dont les mères souffraient. Le préjudice réparé est la perte d’une chance d’éviter le dommage si une information plus complète leur avait permis de renoncer à leur grossesse.
Les décisions s’adaptent aux circonstances des espèces, en fonction de l’état des connaissances scientifiques à la date des faits qui n’est pas la même dans toutes les affaires. Dans un cas, la responsabilité de l’Etat est engagée à 100 % (car à l’époque, le fabricant, SANOFI, avait vainement demandé à l’ANSM de modifier la notice) ; dans deux cas, elle est partagée par moitié avec SANOFI (qui n’avait pas encore fait cette demande) ; dans le dernier, elle est de 70%, le reste étant imputé au médecin prescripteur qui n’avait pas informé sa patiente de risques désormais connus (dans les autres affaires, la Cour n’a pas retenu de faute du médecin).
Cette présentation très simplifiée de décisions longues et complexes montre la difficulté d’une telle indemnisation. Tenant à l’accorder aux victimes, sans doute pour des raisons autant morales que juridiques, la Cour a retenu une faute de l’ANSM assez ténue et postulé que lorsque nous prenons un médicament, nous lisons attentivement la notice qui l’accompagne.
Quels sont les mécanismes d’indemnisation des victimes de la Dépakine ?
Les victimes peuvent bien sûr s’adresser à l’assureur du fabricant. Si elles ne le font pas ou n’en obtiennent pas satisfaction, elles peuvent saisir l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, affections iatrogènes et infections nosocomiales (ONIAM). Depuis une loi de 2016, l’Office met en œuvre un mécanisme d’indemnisation des victimes (art. L 1142-24-9 et s., Code de la santé publique) proche de celui qui avait été adopté pour les victimes du Benfluorex/Mediator. Dans deux des affaires, les victimes l’avaient d’ailleurs utilisé, mais dans l’une d’elles, la Cour a jugé que l’offre de l’ONIAM ne couvrait pas tous les chefs de préjudice.
Ce mécanisme n’est pas obligatoire. Les victimes peuvent poursuivre SANOFI (qui, par ailleurs, a été condamnée par le Tribunal judiciaire de Nanterre et contre laquelle une action de groupe a été jugée recevable par celui de Paris). Elles pourraient aussi poursuivre leur médecin (j’ignore si certaines l’ont fait). Libre à elles de rechercher la responsabilité de l’Etat du fait de l’ANSM, comme ici. Enfin, il leur est loisible de se constituer parties civiles à l’occasion d’une action pénale (SANOFI et l’ANSM ont été mises en examen).
Les victimes ont donc un choix délicat à faire dans cette panoplie d’actions. Conformément aux textes et au bon sens, elles ne peuvent pas espérer, en multipliant les actions, multiplier les indemnités, dont l’éventuel cumul ne doit pas dépasser ce qu’exige le principe de la réparation intégrale du dommage. Lorsque, par exemple, elles vont devant l’ONIAM et devant un juge, elles doivent informer l’un de ce qu’a fait l’autre.
Comment le « dispositif Dépakine » s’insère-t-il dans la responsabilité médicale, hospitalière et pharmaceutique ?
C’est un dispositif spécial au sein d’un régime lui-même dérogatoire au droit commun de la responsabilité civile et administrative. Au XXème siècle, la jurisprudence judiciaire et administrative a appliqué ce droit commun aux dommages causés par les professionnels, établissements et produits de santé. Le drame du sang contaminé a révélé son incapacité à indemniser correctement les victimes d’un dommage sériel. Le législateur a alors fait appel à la solidarité nationale. Puis, la loi Kouchner de 2002 a organisé une procédure particulière de réparation des dommages dus à une faute (via des commissions de conciliation et d’indemnisation et, le cas échéant, l’ONIAM) et un mécanisme d’indemnisation par l’ONIAM, au titre de la solidarité nationale, des dommages non fautifs les plus graves. A quoi s’ajoutent des procédures particulières, comme par exemple, dans les cas du Médiator ou de la Dépakine. Ces règles communes au droit privé et au droit public (art. L 1142-1 et s., CSP) sont appliquées dans le cadre de leur compétence ordinaire, par les juges judiciaire et administratif. Les victimes peuvent saisir ces derniers directement, sans être tenues d’utiliser les voies instituées par la loi Kouchner.
Trop résumée pour être pleinement exacte, cette présentation montre que le législateur et le juge font flèche de tout bois pour appliquer cette considération d’équité : un acte, une activité, un produit destinés à protéger ou à restaurer la santé ne devraient normalement pas la détériorer ; s’ils le font (en dehors des effets indésirables inévitables dont le patient a été informé), il est juste que les victimes soient indemnisées par tout moyen, surtout lorsqu’il s’agit, comme ici, d’enfants très gravement handicapés. Mais ces bonnes intentions de fond ne sont pas loin de paver un enfer procédural.