Peut-on rémunérer les assesseurs des bureaux de vote ?
Pour remédier à la pénurie d'assesseurs pour la tenue des bureaux de vote, certaines villes ont choisi de les rémunérer. Cette pratique est-elle permise ?
Par Pierre Esplugas-Labatut, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole
La crise de la démocratie représentative touche physiquement l’organisation des bureaux de vote. Devant la pénurie d’assesseurs pour les tenir, la ville de Nice a proposé, à l’occasion des élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024, une rémunération à ses administrés pour tenir un bureau de vote. Il est ainsi proposé une indemnité d’un montant par tour de scrutin de 230 € bruts pour la fonction de président, 210 € bruts pour la fonction de secrétaire et 190 € bruts pour la fonction d’assesseur. De la même manière, la ville de Rennes pratiquerait couramment une telle rémunération en faveur des étudiants pour un montant de 22 € bruts/heure.
S’agissant spécifiquement de la fonction « d’assesseur », une telle pratique est incontestablement proscrite par le code électoral (art. R 44). Ce ne fut pas toujours le cas car une telle interdiction n’a été établie qu’en 2013 (Décr. n° 2013-938, 18 oct. 2013, art. 19-2°, 5ème al.). Elle répond à l’idée simple qu’être assesseur est une mission civique dont un électeur s’acquitte au profit de l’intérêt général et de celui de sa collectivité. Cette fonction ne saurait dans ces conditions être corrélée à des considérations pécuniaires. L’interdiction de rémunération ne s’étend toutefois pas, au vu du code électoral, aux présidents et secrétaires des bureaux de vote. C’est en effet en réalité sur eux que pèse la lourde tâche d’organisation matérielle du vote le jour du scrutin. La circulaire du ministre de l’Intérieur du 16 janvier 2020 relative au déroulement des opérations électorales lors des élections au suffrage universel direct (NTA2000661J) va toutefois curieusement plus loin que le code électoral en indiquant que les présidents de bureaux de vote ne sont pas rémunérés. Quant aux assesseurs, ceux-ci sont en fait le plus souvent des représentants des partis politiques et des candidats et n’exercent qu’une mission d’observation et de contrôle du scrutin (C. élect., art. R 44, al. 2). Il n’est donc pas incohérent de ce point de vue que le code électoral les écarte du principe d’une rémunération. En revanche, la question peut davantage se poser pour les assesseurs désignés par le maire parmi les électeurs de la commune (C. élect., art. R 44, al. 3).
En effet, dans un contexte de démocratie individualiste et consumériste où l’on doit faire face à une pénurie d’assesseurs, constatée d’ailleurs par le juge de l’élection lui-même (Cons. const., n° 2019-28 ELEC, 21 févr. 2019, Observations relatives aux élections législatives des 11 et 18 juin 2017), il ne nous paraitrait pas injuste de proposer ce qui serait à la fois une incitation pour participer à une tâche d’intérêt général et une indemnité en compensation de consacrer deux dimanches successifs sur une longue plage horaire pouvant s’étaler de 7h à 22h, voire 23h.
Cette pratique risque-t-elle d’entrainer une sanction et l’annulation du scrutin dans les bureaux de vote concernés ?
Dans un arrêt du 2 décembre 2022 (n° 461276), le Conseil d’Etat a admis le principe d’une rémunération d’agents municipaux de la commune d’Avignon recrutés pour assurer le bon fonctionnement matériel des bureaux de vote et ayant été invités à compléter la composition de bureaux de vote comme assesseurs dès lors que leur présence n’avait, dans les circonstances de l’espèce, pas altéré la sincérité du scrutin et que ceux-ci étaient bien électeurs de la commune.
Plus généralement, on peut imaginer que le juge de l’élection n’invaliderait pas les opérations électorales des bureaux de vote concernés dès l’instant où la rémunération des assesseurs n’est pas jugée comme une formalité substantielle de nature à altérer la sincérité du scrutin pourvu que ceux-ci conservent une position de neutralité et soient électeurs de la commune. Cette idée vaut d’autant plus en tenant compte du contexte précipité au cours duquel il a fallu organiser en trois semaines les élections législatives du 30 juin et 7 juillet 2024.
Quoiqu’il en soit, dans le même sens que la lettre du maire de Besançon Anne Vignot adressée au ministre de l’Intérieur, l’interdiction d’une rémunération des assesseurs, si elle répond à un objectif idéaliste, est, de notre point de vue, devenue inadaptée et devrait, dans un souci de « clarification », être levée.