Nicolas Sarkozy est-il un justiciable comme les autres ?
Après la condamnation définitive de M. Sarkozy dans l’affaire dite « Bismuth » et alors qu’il comparaît, depuis le 6 janvier 2025, pour être jugé à raison de ses liens avec Khadafi, la question suivante se pose : Nicolas Sarkozy est-il un justiciable comme les autres ?

Par Jacques-Henri Robert, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas
Les affaires Sarkozy
M. Sarkozy est poursuivi, et même dans un cas condamné définitivement, dans trois affaires différentes. On les connaît sous les désignations de « Paul Bismuth », « Bygmalion » et « Khadafi ». La première a été résolue par une condamnation que la Cour de cassation a rendue définitive le 18 décembre 2024 ; la seconde a donné lieu à une condamnation prononcée par la cour d’appel de Paris le 14 février 2024, contre laquelle un pourvoi a été formé mais n’a pas encore été jugé ; enfin, le procès Khadafi a commencé, après une longue instruction, par la comparution de l’ancien Président devant le tribunal correctionnel de Paris, le 6 janvier 2025. À la question « M. Sarkozy est-il un justiciable comme les autres ?», il faut évidemment répondre par la négative. Certes, il inspire une vive animosité à un grand nombre de journalistes et les affaires dont il s’agit ont d’abord été révélées par la presse : la magistrature, dont le prévenu avait qualifié les membres de petits pois, a suivi ces premiers réquisitoires médiatiques. Mais les aspects sociologiques de ces affaires ne sont pas du domaine du Club des Juristes auquel il appartient plutôt d’orienter sa curiosité vers l’impact, sur ces poursuites, des fonctions que M. Sarkozy a exercées, celles de président de la République, de ministre et d’avocat.
Nicolas Sarkozy, président
Dans l’affaire Bygmalion, il lui est reproché d’avoir dépassé le maximum des dépenses de campagne autorisées par la loi autres que les dépenses de propagande directement prises en charge par l’État (art. L. 113-1, I, 3° et L. 52-11 du Code électoral et art. art. 3, II, al. 3 de la loi organique n° 62-1292 du 6 novembre 1962). Ce dépassement constitue un délit que M. Sarkozy a commis pendant la campagne pour l’élection présidentielle de 2012, alors qu’il était encore président de la République. La responsabilité pénale du premier magistrat de l’État est réglée par les articles 67 et 68 de la Constitution lesquels disposent que : « Le Président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des 53-2 et 68 » ; et « Le Président de la République ne peut être destitué qu’en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour ». Or, les faits reprochés à M. Sarkozy n’étaient pas accomplis en qualité de président, mais de candidat, de sorte qu’ils échappaient à l’application des articles précités de la Constitution. C’est ce qu’avait affirmé le Garde des Sceaux lors de la discussion de la loi constitutionnelle du 23 février 2007 en imaginant « le meurtre de sa maîtresse (même pas à l’Elysée) par le président de la République ».
D’une telle infraction détachable de ses fonctions, le président est pénalement responsable et il en répond devant les juridictions de droit commun : mais les poursuites de ce chef ne peuvent être engagées qu’à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation des fonctions, et c’est ce qui est arrivé à M. Sarkozy après sa défaite électorale de 2012.
Nicolas Sarkozy, ministre
L’affaire Khadafi est, elle aussi, liée au financement d’une campagne électorale, celle plus ancienne de 2007. M. Sarkozy est soupçonné d’y avoir employé des fonds fournis par celui qui était alors le chef de l’État libyen et il est, pour cela, poursuivi des chefs de « corruption passive, financement illégal de campagne électorale, association de malfaiteurs et recel de détournement de fonds publics libyens ». Or, M. Sarkozy fut ministre de l’Intérieur de juin 2005 à mars 2007 avant qu’il ne soit élu le 16 mai 2007 ». Selon l’article 68-1 de la Constitution, les ministres sont jugés par la Cour de justice de la République pour des faits dont ils sont « pénalement responsables » pour « des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis ». À supposer même que M. Sarkozy ait sollicité l’ancien chef d’État libyen alors qu’il était encore ministre, il n’échapperait pas à la compétence du tribunal correctionnel car sa quête de fonds ne relevait pas de ses fonctions, pas plus que les dépassements de ses dépenses électorales de 2012 ne se rattachaient à sa qualité de président. Trois de ses coprévenus, qui étaient eux aussi ministres, ont soulevé en vain ce motif d’incompétence du tribunal ordinaire.
Nicolas Sarkozy, avocat
Les faits de l’affaire Bismuth se sont déroulés en 2014, alors que M. Sarkozy n’est plus président. Il n’était pas non plus avocat, mais les poursuites engagées contre lui ont eu une conséquence inattendue sur l’étendue du secret professionnel des avocats. L’affaire s’est achevée, le 18 décembre 2024, par une sévère condamnation de M. Sarkozy à trois ans d’emprisonnement dont deux ans avec sursis et trois ans d’interdiction des droits civiques, civils et de famille, pour corruption active d’un magistrat et trafic d’influence actif. Les machinations pour lesquelles il est condamné avaient pourtant toutes manqué leur but : poursuivi pour abus de faiblesse au préjudice de feue Liliane Bettencourt, il a été jugé qu’il avait voulu savoir où en était cette affaire en priant un haut magistrat de la Cour de cassation de sonder un confrère de la même juridiction, mais appartenant à une autre chambre ; en contrepartie, il promettait à son informateur de le recommander à SAS le Prince de Monaco pour un poste au Conseil d’État de la principauté ; non seulement ce projet échoua, mais encore M. Sarkozy n’obtint pas l’information qu’il souhaitait et qui, au surplus, ne lui aurait d’ailleurs servi à rien puisqu’il bénéficia d’un non-lieu dans l’affaire Bettencourt. On a peine à imaginer une telle série de fiascos dignes des Pieds-Nickelés.
Parmi les innombrables rebondissements judiciaires qui ont marqué l’instruction, survint un arrêt de la Cour de cassation qui affecta durement la profession d’avocat qu’exerçait jadis le prévenu : pour corrompre le magistrat, il s’était servi de son avocat comme intermédiaire en utilisant une ligne téléphonique dédiée à ce seul usage et souscrite sous le nom, devenu célèbre, de « Paul Bismuth ». Les magistrats, instruits on ne sait comment (M. Dupont-Moretti voulut le savoir mais ne le découvrit pas) de ce stratagème, placèrent cette ligne sous écoute et les conversations qu’elle transmettait furent transcrites et versées au dossier pénal. M. Sarkozy soutint alors que les droits de la défense et le secret professionnel des avocats interdisaient qu’on interceptât leurs communications avec leurs clients. Ce moyen de nullité de la procédure fut rejeté par la chambre criminelle par une distinction nouvelle, qu’elle opéra entre l’objet des conversations téléphoniques : « Aucune disposition légale ou conventionnelle ne fait obstacle à la captation, à l’enregistrement et à la transcription des propos d’un avocat intervenant sur la ligne téléphonique d’un tiers régulièrement placée sous écoute, dès lors que, comme en l’espèce, en premier lieu, cet avocat n’assure pas la défense de la personne placée sous surveillance, qui n’est ni mise en examen ou témoin assisté ni même n’a été placée en garde à vue dans la procédure en cause » (Crim. 22 mars 2016, n° 15-83.206). Or, de la même façon que si les interlocuteurs avaient discuté de la rédaction d’un contrat, les propos enregistrés entre M. Sarkozy et son correspondant n’étaient pas relatifs à sa défense dans l’affaire Bettencourt.
C’est justement de ce sujet que M. Sarkozy entend discuter devant la Cour européenne des droits de l’homme.