Par Jean-Baptiste Thierry, Professeur en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine

La parole politique est-elle une parole comme une autre ?

Les hommes et femmes politiques bénéficient d’une plus grande latitude que le commun des mortels dans l’exercice de leur liberté d’expression. La parole politique est particulièrement protégée : lorsqu’il est question d’un débat d’intérêt général, cette dernière est appréciée de façon plus souple par le juge. La Cour européenne des droits de l’homme juge ainsi de manière constante qu’en la matière, « l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel ; ce sont les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique […] Les adversaires des idées et positions officielles doivent pouvoir trouver leur place dans l’arène politique, discutant au besoin des actions menées par des responsables dans le cadre de l’exercice de leurs mandats publics ».

La Cour de cassation applique d’ailleurs le même raisonnement : elle juge ainsi que des paroles injurieuses (« votre mauvaise éducation, votre indignité à exercer des mandats publics », « c’est un comportement de voyou ») prononcées dans le contexte d’un débat politique au cours d’une assemblée municipale, par un maire, s’analysent comme une critique du comportement de l’un de ses membres dans l’exercice de son mandat public, et ne dépassent pas les limites admissibles de la liberté d’expression. Cette dernière ne peut connaître d’ingérence ou de restriction, en une telle circonstance, que pour des motifs impérieux. Pour le dire autrement, les échanges politiques sont souvent le fait d’invectives : si chacune d’entre elles devait être jugée injurieuse ou diffamatoire, les juridictions seraient bien occupées…

Inversement, la personnalité politique doit s’attendre à pouvoir faire l’objet d’attaques virulentes. La Cour européenne l’avait rappelé dans la fameuse affaire « Éon » où la condamnation du requérant par les juridictions françaises sur le fondement de l’ancien délit d’offense au président de la République avait été jugée comme constituant une atteinte disproportionnée dans l’exercice de sa liberté d’expression. Plus récemment, c’est la condamnation pour injure envers le président de la République qui a été cassée par la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans le cas d’affiches anti « passe sanitaire » satiriques ayant assimilé le président de la République à Hitler.

Existe-t-il des particularités selon les personnalités politiques en cause ?

La protection de la liberté d’expression peut en effet être renforcée par des dispositifs généraux qui s’appliquent à certaines fonctions. Pour les députés et sénateurs, il s’agit de l’immunité parlementaire qui est prévue au premier alinéa de l’article 26 de la Constitution : « aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». Une inviolabilité complète cette immunité au deuxième alinéa du même article : les mesures privatives ou restrictives de liberté ne sont possibles, hors infraction flagrante, qu’avec l’accord du bureau de l’assemblée dont le parlementaire fait partie.

Pour les ministres, si les propos ont été tenus dans l’exercice de ses fonctions, la juridiction compétente ne pourrait être que la Cour de justice de la République. Il serait alors nécessaire de passer par le biais de la commission des requêtes. Ségolène Royal avait été poursuivie pour diffamation devant cette juridiction, pour des propos tenus contre des enseignants alors qu’elle était ministre. Elle avait été relaxée.

Du coup, les propos tenus par le ministre de la Justice dans l’hémicycle peuvent ils être poursuivis ?

Non. Il ne faut pas oublier que le garde des Sceaux ne s’est pas exprimé depuis n’importe quel endroit : ses propos ont été tenus à l’Assemblée nationale, lors d’une séance de questions au Gouvernement. Or, aux termes du premier alinéa de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, « ne donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans le sein de l’Assemblée nationale ou du Sénat ainsi que les rapports ou toute autre pièce imprimée par ordre de l’une de ces deux assemblées ». Cette immunité doit être bien comprise : elle concerne tous les propos tenus dans le sein de l’une des chambres, quelle que soit la personne qui tient ces propos. 

Certains considèrent toutefois que, malgré la lettre du texte, l’immunité ne visent que les discours tenus par les députés ou sénateurs dans l’enceinte de l’Assemblée nationale ou du Sénat. Mais à bien lire l’article 41 de la loi de 1881, nul besoin d’être député ou sénateur pour en bénéficier : un ministre qui prend la parole lors d’une séance de questions au Gouvernement ne peut donc pas être mis en cause pour les propos qu’il tient à cette occasion. C’est le travail parlementaire qui est ainsi protégé, au sens de celui qui se déroule au Parlement, et non le travail des seuls parlementaires : l’immunité de l’article 41 n’est pas une immunité personnelle.

Pour autant, il ne faut pas en déduire que la liberté de parole est absolue au sein du Parlement. Il existe une responsabilité disciplinaire pour les parlementaires. Par exemple, le règlement de l’Assemblée nationale prévoit qu’encourt une sanction disciplinaire le député qui se livre à une mise en cause personnelle, qui interpelle un autre député ou qui adresse à un ou plusieurs de ses collègues des injures, provocations ou menaces, ou qui fait appel à la violence.

En définitive, si l’on conjugue la liberté de ton reconnue aux politiques dans le cadre des débats et l’immunité dont bénéficient les personnes qui s’expriment au Parlement, les propos du ministre de la Justice ne sont en aucun cas constitutifs d’un abus répréhensible de la liberté d’expression.

Pour en savoir plus, le Club des Juristes vous propose d’écouter l’épisode 5 du podcast “Quid Juris ?”