Par François Saint-Bonnet, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas

La formule de Bruno Retailleau est-elle juste juridiquement ?

Dans cette formule, tout est exact mais tout est ambigu. Le membre de phrase le plus ambivalent est sans doute « peuple souverain ». Quand il est constituant, le peuple est en effet souverain, c’est-à-dire que sa volonté ne connaît aucune limite juridique : c’est lui qui adopte la Constitution, qui la révise, qui peut ériger des droits à un rang constitutionnel, comme récemment « la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Ce peuple-là peut, conformément à l’article 89 de la Constitution, s’exprimer directement par référendum ou indirectement via les trois cinquièmes des voix des parlementaires au Congrès, qui est la réunion exceptionnelle de l’Assemblée nationale et du Sénat. Mais le peuple peut être aussi simple législateur ou corps électoral. En ces hypothèses, il n’est pas souverain puisqu’il est soumis à la Constitution. Tel est le cas lorsque qu’il approuve (ou non) un référendum de l’article 11. Ou encore lorsqu’il désigne par son suffrage des représentants qui sont bien des organes constitués. Juridiquement, le président de la République comme les députés ne tiennent pas leur pouvoir du peuple mais de la Constitution, laquelle leur attribue leurs prérogatives. Le peuple « corps électoral » se limite à formuler un choix parmi une pluralité de candidats.

Pour la doctrine de l’État de droit, cette distinction entre peuple constitué et peuple constituant est centrale : le législateur simple est soumis à des normes voulues par le législateur constitutionnel. Elle se traduit notamment par la célèbre formule du Conseil constitutionnel en 1985 que l’on doit au doyen Vedel : « la loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ».

Bref, Bruno Retailleau a raison de rappeler que le peuple est souverain, encore faut-il préciser qu’il ne l’est que dans le cadre d’une révision constitutionnelle.

Doit-on considérer le mot démocratie comme strictement synonyme d’État de droit ?

Ceux qui se sont indignés des propos du ministre de l’Intérieur considèrent en effet que ce sont de parfaits synonymes. Bruno Retailleau semble juger au contraire que la démocratie lui est supérieure.

Dans le sens le plus sommaire du mot démocratie, conçue comme le pouvoir qui appartient à la multitude, le peuple peut ne pas vouloir de hiérarchie des normes, de pouvoir juridictionnel ou de séparation des pouvoirs. La démocratie est bien, dans cette hypothèse, au-dessus de l’État de droit. On désigne aujourd’hui cette forme politique par le mot démocrature, on parlait jadis de démocratie autoritaire ou de césarisme.

Toutefois, le mot est aussi revendiqué par les partisans de l’État de droit pour qui la démocratie, nécessairement complexe, comporte un contenu minimal : « la garantie des droits » et « la séparation des pouvoirs » évoquées par l’article 16 de la Déclaration de 1789, à quoi l’on peut ajouter le contrôle de constitutionalité des lois. La démocratie devient alors non seulement une forme ou une procédure mais encore un contenu, une substance minimale.

Cela pourrait-il revenir à penser que le peuple, en démocratie, ne peut pas changer certaines règles, en matière d’immigration par exemple, parce que cela serait contraire à l’État de droit ?

Prenons l’exemple de la Constitution allemande dont l’article 79-3 prévoit une clause dite d’éternité. Elle prévoit que l’article 1er, qui concerne la dignité humaine, et la forme fédérale de l’État sont juridiquement intangibles car ils sont insusceptibles de faire l’objet d’une révision constitutionnelle. Une telle clause est-elle démocratique ? Ceux qui considèrent que le peuple allemand de 1949 a pu enchaîner la volonté du même peuple de 2024 répondront par l’affirmative. Ceux qui pensent au contraire que la souveraineté est nécessairement actuelle puisqu’elle doit pouvoir s’exercer effectivement verront dans l’État de droit allemand un régime très imparfaitement démocratique.

La plupart des principes constitutionnels et européens qui encadrent le législateur sur la question de l’immigration ont été forgés à partir des années 1980. Doit-on les considérer comme intangibles ? En France, contrairement à l’Allemagne, ils ne le sont nullement comme l’a confirmé le Conseil constitutionnel en 2003, mais il faudrait pour cela réviser la Constitution.

Compte tenu de l’absence de majorité à l’Assemblée et des rapports de force au Sénat, cela semble extrêmement improbable : le projet de loi constitutionnelle devant être adopté par les deux assemblées dans les mêmes termes avant d’espérer prospérer devant le Congrès ou devant le corps électoral en son entier.