Par Philippe Blachèr, Professeur à l’Université Lyon 3 Jean MOULIN

Pourquoi le Président de la République doit-il attendre un délai d’une année avant d’envisager une nouvelle dissolution ?

Les principes du droit constitutionnel ne peuvent se comprendre sans un détour par l’histoire. Sur le temps long, on observe que les constituants ont toujours cherché à protéger l’expression du suffrage et à éviter de laisser la nation sans représentants pendant une longue période. Ces objectifs justifient l’intervention du droit pour fixer une interdiction de remettre en cause immédiatement la volonté du corps électoral par une dissolution.

L’épisode des deux dissolutions successives de 1830 prononcées par Charles X a donné naissance à l’adage « dissolution sur dissolution ne vaut ». Si, comme l’observe Pierre Avril, les dissolutions monarchiques n’ont sans doute pas eu, en 1958, une influence déterminante sur la rédaction de l’article 12 (selon lui, « c’est l’expérience des dissolutions répétées de la République de Weimar qui aurait inspiré son adoption » – La Constitution de la République Française, Economica, 2e éd.,1987, p.508), il ressort de la lecture des séances devant le Comité consultatif constitutionnel en 1958 que la présence d’une interdiction de dissoudre pendant une année ne soulève aucun débat particulier, notamment s’agissant d’interpréter les mots « qui suit ces élections » (la terminologie a d’ailleurs évolué durant les travaux préparatoires, passant de « cette élection » à « ces élections » sans explication particulière). L’actuel article 12 C. de 1958 inscrit ce principe dans son 4e alinéa : « Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit ces élections ». 

Y-a-t-il déjà eu des questions soulevées par les délais à respecter en matière de dissolution ?

Par le passé, les délais pour dissoudre n’ont jamais vraiment posé de problème, car le droit constitutionnel a toujours prévu des règles précises entourant le déclenchement de la dissolution par le chef de l’Etat. Des contraintes temporelles expriment tantôt une méfiance des constituants à l’égard de l’exécutif, tantôt le souci d’assurer la pérennité de la représentation nationale. Sous les monarchies constitutionnelles, par exemple, des dispositions imposent des délais de 3 ou 6 mois pour réunir les assemblées parlementaires suite à une dissolution. L’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire prévoit, par précaution, un acte unique pour prononcer la dissolution et convoquer les électeurs pour de nouvelles élections (« Art.21 : L’Empereur peut proroger, ajourner et dissoudre la Chambre des représentants. La proclamation qui prononce la dissolution, convoque les collèges électoraux pour une élection nouvelle, et indique la réunion des représentants, dans six mois au plus tard »).

L’avènement des régimes démocratiques renforce le souci de respecter la volonté des électeurs exprimée au moment du choix des représentants. Si la Constitution de 1848 interdit au Président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale (art.51 C.), les règles sous la Troisième République le prévoient, mais elles donnent rapidement lieu à des débats constitutionnels fondamentaux. Ainsi, au moment où se joue la célèbre « crise du 16 mai 1877 » (conflit entre un Président de la République monarchiste et une assemblée parlementaire républicaine qui conduira à l’effacement du chef de l’Etat) se pose une difficulté d’interprétation sur les délais à respecter suite à une dissolution.

La loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics proclame que « Art.5 : Le Président de la République peut, sur l’avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l’expiration légale de son mandat. En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois».  Apparemment clair, cet article soulève la question de savoir à quelle date le chef de l’Etat peut convoquer les électeurs suite à une dissolution : les « trois mois » correspondent-ils au délai à compter duquel doit être pris le décret de convocation des électeurs ou bien celui à partir duquel doit se tenir effectivement le scrutin ? L’enjeu s’avère crucial puisqu’il s’agit, à l’époque, de permettre, ou pas, à l’exécutif de gagner du temps pour faire campagne. Une commission d’enquête électorale sur le sujet soulignera les potentiels dangers d’une lecture extensive des prérogatives de l’exécutif (« si le délai de trois mois après la dissolution était prescrit seulement pour la convocation des collèges et non pour les élections, le pouvoir exécutif pourrait légalement convoquer les électeurs à l’expiration des trois mois pour faire l’élection dans six mois, dans un an, dans deux ans. Il n’y aurait plus de délai », cité par André Cabanis et Michel-Louis Martin, La dissolution parlementaire à la Française, Presses de Science Po, 2001, p.31). Finalement, cet épisode conduira le pouvoir de révision à modifier les dispositions de l’article 5 par la loi du 14 août 1884 portant révision des lois constitutionnelles : « En ce cas, les collèges électoraux sont réunis pour de nouvelles élections dans le délai de deux mois et la Chambre dans les dix jours qui suivront la clôture des opérations électorales».

Ces épisodes révèlent le caractère inédit de l’interrogation soulevée par la dissolution du 9 juin 2024.

A quelle date le Président de la République pourrait-il prononcer une nouvelle dissolution ?

Pour répondre, il convient de partir du 4e alinéa de la Constitution de 1958 : « Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit ces élections ».

Les mots « dans l’année qui suit ces élections » ne renvoient sans doute pas à un point de départ clair. L’expression « ces élections » peut prêter à interprétation : faut-il appréhender les élections comme celles de 577 circonscriptions ou bien comme désignant celle d’un organe parlementaire ? Faut-il tenir compte des cas d’élection dès le premier tour, ou même d’annulation et donc d’élections partielles ? Les « élections » sont-elles closes au soir du second tour ? Faut-il comprendre le terme comme une séquence électorale ou comme un processus complexe (et dans ce cas, intégrer le décret de convocation des électeurs comme potentiel repère pour calculer le délai du 4e alinéa de l’article 12 C.) ?…

Certains observateurs soutiennent par exemple que le Président de la République pourrait retenir la date du 9 juin 2024 – jour qui correspond au décret de dissolution et au décret de convocation des électeurs – comme point de départ de l’année au terme de laquelle il serait en droit de prononcer une nouvelle dissolution. Dans cette hypothèse, un nouveau décret de dissolution pourrait intervenir à compter du 10 juin 2025.

Toutefois, cette lecture ne tord-elle pas le sens juridique de la formule « lannée qui suit ces élections » ? On peut le supposer pour deux raisons. D’une part, l’article 12 de la Constitution opère une distinction entre la dissolution (décision présidentielle qui interrompt prématurément une législature) et les élections qui la suivent : on ne lit pas dans l’article 12 C.  qu’il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution « dans l’année qui suit la dissolution » mais « dans l’année qui suit ces élections ». Il importe donc de retenir le terme « élections » (et non « dissolution ») comme point de référence pour calculer le délai d’écoulement du temps (d’ailleurs, il n’est pas interdit au chef de l’Etat de fixer une date différente au décret de dissolution et au décret de convocation des électeurs ; en mai 1968, le décret de dissolution date du 30 mai et le décret de convocation des électeurs du 31 mai).D’autre part, le décret de convocation des électeurs correspond à l’acte qui ouvre officiellement la séquence électorale. Or, retenir cette date pour calculer le délai d’un an pour procéder à une nouvelle dissolution pose un problème d’articulation avec le terme « suit » de l’article 12 C. En effet, les dispositions constitutionnelles imposent d’attendre la fin des élections pour commencer le compte à rebours de l’année qui suit les élections. Dans ces conditions, il est cohérent de soutenir que le délai court après les élections ainsi que l’exige la Constitution.

Le cadre fixé par les dispositions de l’article 12 C. laisse sans doute une marge de manœuvre importante au Président de la République, mais dans le respect de la Constitution, c’est-à-dire de la condition de « l’année qui suit les élections » : cette phrase renvoie au jour qui suit le second tour du scrutin des élections législatives, soit le 7 juillet 2024. Là se trouve le marqueur temporel de la séquence de 2024. C’est bien à compter de cette date – le 7 juillet 2024 – que les délais de convocation de l’Assemblée nationale ont été calculés en application des dispositions du 3e alinéa de l’article 12 C. (« L’Assemblée nationale se réunit de plein droit le deuxième jeudi qui suit son élection ») : à la suite des élections des 30 juin et 7 juillet 2024, l’Assemblée nationale a effectivement tenu sa séance le 18 juillet 2024 en application de ces dispositions constitutionnelles. Dans le même sens, une dissolution pourra se tenir une année après le 7 juillet 2024, soit dès le 8 juillet 2025.

A partir de là (donc du 8 juillet 2025), le Président de la République peut décider de dissoudre l’Assemblée nationale au moment qu’il estime opportun. Mais il doit aussi respecter les dispositions du 2e alinéa de l’article 12 C. qui disposent que « les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution ». Autant dire que si le chef veut éviter d’organiser des élections en plein mois d’août, il cherchera probablement à repousser de quelques semaines son projet de dissolution. Du moins, si telle est son intention…