Crimes et agressions sexuelles : à quand un parquet national de la dignité humaine ?
Alors que la CIIVISE, à peine reconduite, traverse une crise provoquée par le changement controversé de sa direction, Yves Jeanclos, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, plaide pour la création d’un parquet national de la dignité humaine destiné à mieux protéger les victimes de violences sexuelles.
Par Yves Jeanclos, Agrégé des Facultés de Droit, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg
L’ignominie et la fréquence des crimes et des agressions violentes commis contre les femmes et les mineurs, c’est-à-dire des personnes qualifiées juridiquement de particulièrement vulnérables (Code Pénal, 222-33-1-1-I-3°et 4°), doivent conduire à l’institution d’un nouvel acteur judiciaire spécialisé : le parquet national de la dignité humaine.
Le caractère inadmissible, insupportable, impardonnable des crimes et agressions sexuelles, corporelles et psychiques contre les personnes les plus faibles de la société exige la mise en place d’une instance judiciaire spécialisée, pour engager des poursuites pénales, afin de juger et condamner leurs auteurs.
Violences faites aux femmes : une réalité tenace
L’importance démographique des crimes sexuels et des violences faites aux femmes ne se dément pas. Bien au contraire. Même si les féminicides ont tendance à décroître lentement depuis quelques années, pour s’établir autour d’un meurtre tous les trois jours en 2023 (100 au 8 Décembre 2023 face aux 112 de 2022), les réalisations et tentatives de viols, de meurtres, de tortures et d’agressions sexuelles contre les femmes par leur compagnon, mari, père ou fils, sont encore trop nombreuses. Sans compter les forcements sexuels ou viols (CP 222-23-1) que subissent les femmes dans leur couple ou dans une famille où sévit l’inceste (CP, 231-1).
La mise en place du 3919, numéro téléphonique d’appel d’urgence, et du 114, numéro d’alerte instantanée par SMS, est un palliatif insuffisant contre la dérive violente des hommes. La condamnation pénale pour délits sexuels de moindre intensité au suivi d’un stage de responsabilisation pour la prévention et la lutte contre les violences au sein du couple ou sexistes (CP, 131-35-1, al. 4, 4°, Décret du 12 Décembre 2016) souligne l’attention du législateur pour prévenir les crimes et agressions sexuelles au sein du couple, perpétrés le plus souvent par l’homme contre la femme, sa compagne.
Les violences sexuelles, les agressions physiques, les souffrances psychologiques doivent être prises en considération par la justice : d’une part pour protéger les victimes, d’autre part pour poursuivre les auteurs. Certes, la voie judiciaire normale ouverte aux victimes est le dépôt de plainte auprès de la police ou de la gendarmerie. Malheureusement, par peur des représailles et des violences renouvelées du conjoint et par honte sociale présumée, la victime ne se rend pas dans un commissariat ou une gendarmerie.
Que doit faire la société ? Laisser les violences continuer, les femmes être impunément agressées, violées voire tuées ? Pour les viols et agressions sexuelles subies par les femmes hors du cercle familial, voire les viols en réunion de jeunes femmes (CP, 222-24-6), la protection et la répression doivent être là encore implacables. Ces crimes doivent être dénoncés à la justice (CP, 223-6, non-assistance à personne en danger) et les poursuites pénales doivent s’ensuivre. Malheureusement, une étrange loi du silence demeure quand le violeur ou l’agresseur est un membre de la famille, un ami ou un collègue de travail : la victime n’ose pas porter plainte pour exiger des poursuites contre lui. Cette inhibition disparaît souvent après plusieurs dizaines d’années, mais elle se heurte alors à l’incontournable loi de la prescription pénale, allant selon les cas de 10 ou 20 ans à compter de la commission de l’infraction (Loi 27 Février 2017 portant réforme de la prescription), laissant la victime en désarroi et en malédiction contre la justice, considérée comme injuste.
C’est pourquoi, un parquet national de la dignité humaine doit être institué pour avoir l’initiative et décider de l’opportunité des poursuites pénales (CPP, 7 et 40), à la suite d’informations d’origine professionnelle, familiale ou médicale. Un Procureur national spécialisé en charge du respect de la dignité humaine doit protéger les victimes et, à leur place, poursuivre leurs auteurs, au nom de l’ordre public.
5,4 millions de personnes victimes de violences sexuelles dans leur enfance
L’importance et la fréquence des crimes sexuels commis à l’encontre des mineurs depuis l’aube des temps par des membres de la famille (l’inceste traditionnel), des précepteurs religieux ou des instituteurs laïcs (l’inceste éducatif), voire des entraîneurs sportifs (l’inceste sportif), exigent une réaction sociale et judiciaire. Que peut faire un mineur de moins de 15 ans face à un adulte en demande de satisfactions sexuelles ? De par son état naturel d’innocence, c’est- à- dire de sa méconnaissance des choses de la vie (in- nocere, ne pas savoir, non in oculis, ne pas avoir devant les yeux), de par sa faiblesse physique et psychologique, l’enfant est la proie facile des prédateurs sexuels qualifiés de pédocriminels. Le mineur de moins de 15 ans (le seuil de 16 ans serait plus adapté à l’évolution physiologique et intellectuelle de l’adolescent) tombe facilement sous l’emprise d’un adulte par déficience du ‘’discernement nécessaire’’ (CP, 222-22-1-2°alinéa nouveau introduit par la loi du 21 Avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste).
Depuis 2018, cependant, il est protégé judiciairement par la prolongation encore insuffisante, mais législative, d’une prescription de 30 ans à compter de sa majorité civile et non plus à compter de la date de la commission de l’infraction (loi 3 Août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes). De plus, le mineur de 15 ans bénéficie d’une présomption irréfragable de non- consentement aux actes de dépravation sexuelle auxquels il est soumis, dans une dépendance psycho-affective en général et, n cas d’inceste, familiale, e (CP, 222-23-1). L’auteur de l’infraction sexuelle est automatiquement reconnu pénalement responsable de son acte criminel, poursuivi, jugé et condamné.
Face à l’importance numérique des viols et agressions sexuelles subis par des mineurs en désespérance psychologique et comptabilisés dans le rapport de la CIIVISE en novembre 2023, concernant quelque 5,4 millions de personnes en France, soit plus de 9% de la population, une réaction législative est indispensable et une innovation judiciaire inévitable.
Face à ce constat, que faire ?
En premier lieu, instituer l’imprescriptibilité des crimes et agressions sexuelles commis contre les mineurs est une urgence absolue mettant en cause la responsabilité politique des gouvernants et du législateur (lire notre contribution à ce débat ). De même, dans un objectif de protection humaine et sociale élargie, l’imprescriptibilité devrait être étendue aux femmes victimes de viols et d’agressions sexuelles. Une telle imprescriptibilité leur permettrait de déposer plainte à toute époque de leur vie, même à grande distance de la commission de l’infraction, pour voir la responsabilité pénale de leur agresseur reconnue et conduire à sa condamnation effective.
En second lieu, instituer un parquet spécialisé ou parquet national de la dignité humaine pour la mise en mouvement des poursuites pénales diligentées par un procureur spécialisé est une préconisation d’efficacité judiciaire. Sa mission doit conduire au défèrement et au jugement devant une chambre spécialisée du Tribunal judiciaire de Paris de l’auteur de viols, d’atteintes ou agressions sexuelles (y compris le harcèlement sexuel, l’outrage sexiste, voire les comportements à connotation sexuelle ou sexiste qualifiés par des lois récentes). En cas d’omission ou de peur des victimes, le nouveau procureur doit faciliter le dépôt de plainte, à tout moment de la vie des victimes, pour crimes sexuels et violences sexuelles aggravées, par les femmes d’une part et les mineurs de moins de 15 ans à l’époque des faits criminels d’autre part.
De plus, le procureur doit avoir le pouvoir d’intenter des poursuites à sa seule initiative contre les auteurs de pornographie, de pédocriminalité, de crimes et délits sexuels commis contre des personnes particulièrement vulnérables. Il doit agir dans l’intérêt public pour défendre des femmes et des mineurs de 15 ans, des personnes handicapées physiquement ou psychologiquement, voire des hommes abusés sexuellement. Il a la mission de rassurer et de satisfaire pénalement les victimes atteintes de mutisme ou d’amnésie traumatique, en souffrance psycho- affective. Par son initiative et son action, il annonce que désormais plus aucun viol ou agression sexuelle contre les femmes et les mineurs ne sera dénié ou occulté et encore moins la poursuite pénale contre l’agresseur pénalement responsable ignorée.
La création d’un parquet national de la dignité humaine, à vocation élargie de protection des personnes vulnérables physiquement et psychologiquement, avec pour correspondant le substitut général dans chaque Cour d’appel, est conforme à l’organisation et à la spécialisation organisées au sein du Parquet en France.. Destiné à protéger plus de 5 millions de femmes et d’enfants mineurs victimes de crimes sexuels et d’agressions sexuelles, il est la pièce manquante du dispositif judiciaire pénal et s’impose commeune nécessité judiciaire et sociale au XXIe siècle.