Mission impossible pour l’Arcom ?
La décision du Conseil d'Etat enjoignant à l'Arcom de procéder au réexamen du respect par CNews de ses obligations en matière de pluralisme et d'indépendance de l'information appelle nécessairement des précisions. Telle quelle, la solution semble en effet impraticable et sans doute assez dangereuse.
Par Didier Casas, Ancien maître des requêtes au Conseil d’Etat, ancien secrétaire général du groupe TF1
Publié avec l’autorisation des éditions Lefebvre-Dalloz
C’est une bien curieuse décision que les 5e et 6e chambres réunies de la section du contentieux du Conseil d’Etat ont rendue le 13 février dernier à la requête de l’association Reporters sans frontières. Tellement curieuse qu’on pardonnera peut-être à l’auteur de ces lignes – qui a quelques souvenirs, encore récents, du droit de l’audiovisuel, et quelques autres, un peu plus anciens, de la juridiction administrative – de s’autoriser les brefs commentaires suivants.
Après avoir écarté une fin de non-recevoir opposée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et un moyen de légalité externe, la décision en vient à la légalité interne. Sur ce terrain, elle examine plusieurs moyens pour en retenir deux qui ont largement appelé l’attention.
Commençons par le second dans l’ordre de la décision, mentionné aux paragraphes 17 à 20, qui concerne la violation alléguée du principe d’indépendance de l’information, c’est-à-dire, en substance, de l’indépendance éditoriale de la chaîne CNews vis-à-vis des intérêts économiques des actionnaires. Le Conseil d’Etat y juge, dans un raisonnement assez audacieux, mais non sans intérêt, que, pour se prononcer sur des accusations d’immixtion, le régulateur ne peut se borner à rechercher si un manquement au principe d’indépendance est matériellement établi dans une séquence identifiée. Selon la haute juridiction, l’office de l’Arcom exige que l’attention soit portée à « l’ensemble [des] conditions de fonctionnement et des caractéristiques de [la] programmation ». C’est donc à une appréciation globale que l’Arcom est invitée.
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Ce n’est pas la partie de la décision qui appelle le plus de réserves mais on reste tout de même légèrement circonspect. Une immixtion d’un actionnaire ou d’un intérêt économique quelconque dans la liberté éditoriale d’une rédaction est un acte d’une extrême gravité. De deux choses l’une : soit l’immixtion existe et on ne peut imaginer que le régulateur reste sans réaction ; soit on n’en a nulle preuve et il est bien malaisé de fonder une sanction. En d’autres termes, il nous semblerait particulièrement périlleux pour l’Arcom de sanctionner une immixtion dans le cadre d’un raisonnement global relevant davantage du faisceau d’indices que de la preuve établie. On verra à l’avenir l’usage concret que le régulateur est capable de faire de ce pouvoir. Peut-être en l’espèce la formation de jugement a-t-elle voulu montrer dans cette partie de la décision qu’elle n’était pas dupe de la logique globale de fonctionnement de la chaîne CNews et de la marque tout à fait profonde que semble y avoir imprimé son actionnaire.
Mais c’est surtout au moyen auquel il est fait droit aux paragraphes 15 et 16, que la décision du 13 février doit son début de notoriété ainsi que son « fichage » au Lebon, puisqu’on nous explique qu’elle y sera intégralement publiée.
Le Conseil d’Etat y reproche à l’Arcom le raisonnement suivi pour écarter les demandes de l’association requérante concernant la violation alléguée du principe du pluralisme par la chaîne CNews. On sait qu’une jurisprudence fort développée fait obligation aux services de télévision numérique terrestre de respecter le « pluralisme interne », c’est-à-dire une forme d’équilibre entre les courants de pensée appelés à s’exprimer sur un service donné. Jusqu’à maintenant, le régulateur avait toujours considéré que cet équilibre devait être mesuré par référence aux sensibilités des personnalités politiques s’exprimant à l’antenne. Ainsi, en dépit de la difficulté de l’exercice – difficulté, car il n’est pas toujours aisé de suivre les spasmes de la vie politique et les déformations qu’ils impriment aux catégories et aux définitions –, le régulateur s’efforçait de comptabiliser les minutes consacrées aux uns et aux autres et, dans un dialogue exigeant avec les chaînes, parvenait à s’acquitter tant bien que mal de sa mission.
Il faut désormais parler au passé car le Conseil d’Etat introduit une rupture. Il censure la décision de l’Arcom en lui reprochant de s’en être tenue, pour apprécier le respect du pluralisme, « à la seule prise en compte du temps d’antenne accordé aux personnalités politiques ». Pour le dire de façon positive, la haute juridiction indique que pour apprécier le respect du pluralisme interne, les chaînes de la TNT – et le régulateur avec elles – devront désormais intégrer dans l’équilibre global les courants de pensée auxquels se rattachent les autres intervenants à l’antenne, animateurs, chroniqueurs et éditorialistes.
De quelque façon que l’on prenne ce raisonnement, il ne saurait convaincre. En réalité, nous voyons même de nombreuses raisons de le critiquer absolument.
La première tient à ce qu’il nous semble tout simplement impraticable. Quiconque a travaillé à l’élaboration d’une grille de programme pour des émissions d’information, voire pour des chaînes d’information, sait qu’il n’est pas pensable de catégoriser les courants de pensée auxquels sont susceptibles de se rattacher tel ou tel animateur ou éditorialiste. Les difficultés pratiques sont aussi nombreuses qu’évidentes : lorsqu’aucun courant de pensée n’apparaît à travers les interventions de l’animateur, comment faut-il procéder ? Lorsqu’au contraire un éditorialiste émet, comme c’est fréquent, des critiques virulentes contre les mesures annoncées ou promues par la majorité ou le gouvernement, faut-il nécessairement en déduire que cet éditorialiste devrait être rattaché au courant de pensée de l’opposition ? Et s’il y a plusieurs oppositions ? Comment identifier avec précision un courant de pensée lorsqu’un animateur ou chroniqueur n’en revendique aucun de façon expresse ? Est-ce la chaîne qui devra, de son propre chef, le décider ? Comment le régulateur pourra-t-il procéder pour apprécier le bien-fondé de cette appréciation ?
A ce stade, il faut admettre qu’on peine à trouver la moindre réponse à ces questions, y compris d’ailleurs dans les conclusions du rapporteur public ; sur ce point, elles se bornent à relever de façon très lapidaire que « si nous sommes bien conscients que le contrôle plus global du respect du pluralisme des courants de pensée est délicat à mettre en œuvre, cela ne justifie pas le renoncement du régulateur à le faire respecter […] ».
Ces difficultés pratiques trahissent un problème de principe, qui, à nos yeux, constitue le deuxième motif de désaccord avec la décision du 13 février 2024.
La loi du 30 septembre 1986 repose, il faut le rappeler, sur le principe que les ressources hertziennes sur lesquelles la télévision numérique terrestre est diffusée appartiennent au domaine public de l’Etat et qu’elles sont rares. Pour ces raisons, l’Etat estime disposer du droit d’encadrer par des règles particulières les conditions dans lesquelles les services de télévision sont organisés et fonctionnent. Mais l’existence de cet encadrement juridique, dont l’Arcom a la charge sous le contrôle du juge, ne saurait faire oublier que le principe général qui gouverne cet ensemble est la liberté. C’est si vrai que l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 dispose que « l’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise […] par le respect […] du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion […] ». L’expression « dans la mesure requise » a un sens : il faut comprendre que le pluralisme est perçu d’abord comme un moyen de garantir la liberté de choix des téléspectateurs et des citoyens en leur offrant la diversité des opinions. Mais il n’a jamais été question d’envisager le principe de pluralisme comme autorisant une restriction nullement justifiée d’autres libertés, comme la liberté de la presse par exemple. Or quoi qu’on en dise, certaines des difficultés pratiques mentionnées ci-dessus pour l’application future de cette décision posent un véritable problème du point de vue par exemple de la liberté des journalistes.
Pour le dire de façon plus nette, il nous semble que par cette décision du 13 février 2024, le Conseil d’Etat a perdu de vue une dimension essentielle : la loi du 30 septembre 1986 est d’abord et avant tout une loi de liberté. Elle met en place il est vrai un dispositif réglementaire exigeant, qui s’est sophistiqué avec le temps, mais comme nous l’enseignent les bons auteurs (B. Stirn, Les libertés en questions, LGDJ, 13e éd., 2023), on ne saurait porter à la liberté que des limitations strictement nécessaires. Or, dans l’équilibre subtil qu’installe l’article 1er de la loi entre, d’une part, la liberté de communication qui est le principe et, d’autre part, les exigences du pluralisme qui peuvent justifier des limitations à ce principe, le Conseil d’Etat nous semble être allé trop loin : il a donné à l’exception une portée telle qu’elle finit par atteindre le principe lui-même.
Enfin, si cette décision ne suscite pas l’adhésion, c’est également parce qu’on ne lui trouve aucun motif d’utilité, bien au contraire.
Elle n’est d’abord pas utile à l’affermissement des pouvoirs du régulateur. Il faut rendre hommage à l’opiniâtreté du président de l’Arcom qui, dans les jours qui ont suivi la décision, a multiplié dans la presse les déclarations pour affirmer que « l’Arcom n’est pas la police de la pensée ». Certes, mais la vérité c’est que le régulateur est placé dans une situation fort délicate : à supposer qu’il trouve des réponses adéquates aux redoutables questions pratiques mentionnées plus haut et qu’il parvienne, avec les chaînes, à trouver une façon d’appliquer cette jurisprudence, on peut parier qu’il risque de se retrouver sous le feu de vives critiques émanant non pas seulement de certaines forces politiques mais aussi de certains organes d’information.
Si l’on élargit la perspective, cette décision est également très inopportune pour la pérennité de la télévision numérique terrestre elle-même car elle accroît encore les asymétries réglementaires entre les chaînes de la TNT, d’une part, et les médias audiovisuels diffusés sur les autres canaux, d’autre part. Les contenus diffusés sur ces autres canaux (box des opérateurs télécom mais surtout flux dits « over the top » circulant directement depuis l’internet ouvert) n’utilisent aucune dépendance du domaine public de l’Etat et ne font donc l’objet d’aucune des réglementations dont il est question dans la décision du 13 février 2024. La portée si particulière donnée au principe de pluralisme par cette décision n’aura donc pas d’effet sur les médias digitaux quand, à l’inverse, elle créera des obligations nouvelles, on l’a vu, aux médias de la TNT. On ne peut se défaire complètement de la crainte qu’à force d’accroître les asymétries réglementaires, on va finir par menacer la TNT. Déjà nettement minoritaire aujourd’hui dans les usages, il ne faudrait pas que la TNT devienne pour les éditeurs de service d’information un canal de diffusion progressivement trop complexe pour qu’il vaille la peine d’être utilisé. On peut même craindre que, las de ces contraintes asymétriques, un éditeur décide un jour de ne proposer son média d’information qu’aux opérateurs télécom et aux plateformes de diffusion internet. La jurisprudence n’aura ainsi nullement entravé le développement des chaînes de télévision d’opinion ; elle aura simplement accéléré la perte de vitesse de la TNT. Est-ce vraiment ce que l’on souhaite alors que l’existence de la TNT est la seule garantie à un accès universel et gratuit à la télévision ?
On sait que la jurisprudence se construit avec le temps, par l’ajout, pierre après pierre, de nouvelles décisions qui toutes ensemble finissent par dessiner une tendance cohérente, comme une chaîne dont chaque maillon appellerait logiquement le suivant. Mais, on le sait aussi, il arrive parfois que dans ce genre d’ordonnancements, une décision soit un peu en marge, un peu en décalage avec le courant principal de la jurisprudence. L’avenir dira si la décision Reporters sans frontières du 13 février 2024 relève de cette catégorie. A ce stade, il nous semble que trois solutions sont théoriquement envisageables. La première serait que l’Arcom parvienne à trouver le moyen de bricoler une solution pour appliquer cette nouvelle jurisprudence en dépit des difficultés qui s’élèvent sur son chemin. Mais il est à peu près certain que de nouveaux contentieux interviendront, avec les délais et les fâcheuses incertitudes qui les caractériseront nécessairement, d’autant que le pays entre en période de campagne électorale dans quelques semaines. La deuxième hypothèse est que, tout en appliquant les nouveaux critères dégagés par la décision, l’Arcom parvienne à la conclusion que rien, dans la pratique de CNews, ne manifeste un manquement à l’obligation de pluralisme. Ce serait pour le régulateur une façon de renvoyer la balle au Conseil d’Etat, qui nécessairement saisi au contentieux, devra alors prendre ses responsabilités… Reste une dernière solution : réécrire ou préciser la règle. Une intervention législative correctrice nous semble très délicate en ces matières, à supposer qu’une majorité politique puisse être trouvée pour le faire. C’est pourquoi, peut-être qu’une demande d’avis du gouvernement aux formations administratives du Conseil d’Etat pourrait élucider certaines questions liées à l’application de cette jurisprudence et éclairer les acteurs… qui en ont bien besoin.