Par Camille Broyelle, Professeure de droit, Université Paris-Panthéon-Assas

Contrairement à ce qui a pu être écrit, le Conseil d’Etat ne pose pas de nouvelles exigences. Il se contente d’appliquer la loi du 30 septembre 1986, en particulier son article 13 selon lequel « L’Arcom assure le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale ». Un éditeur audiovisuel ne peut décider d’exprimer un seul courant de pensée. C’est ce que l’on appelle le pluralisme « interne ».

L’Arcom avait retenu de cette obligation une lecture assez restrictive. Selon le régulateur, le pluralisme était satisfait dès lors qu’était assurée une répartition équitable des temps de parole des « personnalités politiques », dont le même article 13 de la loi de 1986 impose le décompte. Ces personnalités ne sont pourtant pas les seules à exprimer leurs opinions ; les chroniqueurs et les présentateurs le font aussi. Aussi, comme le souligne Florian Roussel, rapporteur public dans l’affaire jugée par le Conseil d’Etat, « réduire le pluralisme à la seule expression des personnalités politiques priverait [l’exigence] légale d’une bonne part de son effectivité. Il suffirait en effet à un éditeur qui entendrait la contourner de n’inviter que très peu de personnalités politiques, en privilégiant des interventions tout aussi engagées mais émanant d’autres intervenants ». C’est pourquoi le Conseil d’Etat appelle l’Arcom à mesurer le pluralisme « en prenant en compte, dans l’ensemble de leur programmation, la diversité des courants de pensée et d’opinion exprimés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés. ».

Comment peut-être mesuré le pluralisme « interne » ?

Certainement pas en élargissant la liste des « personnalités politiques », ce que l’Arcom avait d’ailleurs entrepris de faire (et que le Conseil d’Etat n’avait pas jugé illégal, CE, 28 sept. 2022, n° 452212, Groupe Canal plus, inédit, concl. F. Roussel). Il s’agit plutôt de prendre en compte, indépendamment du locuteur, « le contenu des positions exprimées » comme l’écrit le rapporteur public, Florian Roussel. L’Arcom devra ainsi créer un outil capable de révéler la couleur politique « ressentie » par le public, celle que tout téléspectateur perçoit avec la force de l’évidence lorsqu’il fait l’expérience de regarder une chaîne d’opinion. La tâche n’est pas aisée, mais elle n’est pas impossible. Comme cela a été montré (M. Collet, « La revanche de Madame Kress », Mélanges O. Sudre, LexisNexis, 2018), la Cour européenne des droits de l’homme se livre fréquemment à ce type d’appréciation notamment lorsque, pour déterminer si une juridiction méconnait le principe d’impartialité « objective », elle se fonde sur l’effet produit sur les justiciables par les « apparences ».

La solution est très critiquée. On lui reproche notamment de méconnaître la liberté d’expression des médias. L’argument n’est-il pas justifié ?

Je ne le pense pas. La prétendue équivalence entre la liberté des médias et la liberté d’expression des individus est une idée importée de la culture américaine du premier Amendement, totalement étrangère aux règles qui dominent dans la plupart des démocraties libérales. Dans ces Etats, dont la France, la liberté d’expression des médias est au contraire très différente de celle dont bénéficient les individus. Damian Tambini, chercheur à la London School of Economics, l’explique très bien (Media Freedom, Polity, 2021). En raison de la fonction sociale et politique fondamentale exercée par les médias, leur liberté est « affectée », c’est-à-dire mise au service du public. Elle est à la fois plus protégée (que l’on songe par exemple aux garanties accordées aux journalistes) et plus contrainte que la liberté d’expression des individus. Les médias sont ainsi soumis, par exemple, à une obligation d’honnêteté et d’indépendance de l’information (applicable aux médias audiovisuels, en vertu de la loi du 30 septembre 1986 mais aussi à la presse, en vertu des Chartes déontologiques). Ou encore, pour ce qui nous intéresse, ils doivent assurer le pluralisme.

L’exigence de pluralisme ne constitue pas nécessairement une sujétion. Dans le secteur de la presse, par exemple, elle se traduit par un soutien spécifique, apporté par des aides publiques destinées à offrir au public des titres de presse divers représentant toutes les tendances. Sur les chaînes de la TNT, en revanche, le pluralisme est source de contraintes, car la diversité des chaînes d’opinion ne peut être réalisée. Non pas seulement parce que les fréquences hertziennes sont en nombre limité, mais surtout parce que le coût de la TNT est tel que dans la pratique, pour des raisons économiques, la présence sur la TNT est réservée aux sociétés les plus riches. Cette donnée économique, déterminante, fait obstacle au pluralisme externe sur la TNT. D’où l’exigence de pluralisme interne, dans chacune des chaînes.

Certainement, leur liberté s’en trouve affectée. Mais celle du public en sort renforcée. Soumis au pluralisme interne, aucun éditeur n’est en capacité d’influencer seul l’opinion, voire de la manipuler. C’est tout l’enjeu du pluralisme, parfaitement bien exprimé par le Conseil constitutionnel sous la plume de Georges Vedel : s’assurer que les auditeurs et téléspectateurs « destinataires essentiels » de la liberté de communication « soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire l’objet d’un marché » (CC, n° 84-181 DC, 11 oct. 1984).