Par Raphaële Parizot, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Codirectrice du département de droit pénal de la Sorbonne (IRJS)

Qu’est-ce que ce dossier coffre dont il est question depuis plusieurs mois ?

Expression illustrant la mise sous clé d’une partie du dossier de la procédure à l’encontre d’une personne mise en cause pour des infractions relevant de la criminalité organisée, le dossier coffre constitue à la fois un gage de protection des enquêtes (et des enquêteurs) en matière de criminalité organisée et une restriction importante aux droits de la défense et au principe du contradictoire. En effet, si toute enquête ou instruction est secrète à l’égard des personnes extérieures à la procédure (principe du secret de l’enquête et de l’instruction – art. 11 c. proc. pén.), il n’en va pas de même à l’égard de la personne mise en cause qui doit pouvoir, dès lors qu’elle est poursuivie, avoir accès au dossier de la procédure la concernant afin de pouvoir se défendre. Que lui reproche-t-on exactement ? Sur le fondement de quelles preuves et comment ces dernières ont-elles été récoltées ? C’est précisément à ce droit d’accès au dossier de sa propre procédure que le dossier coffre déroge.

Dans la loi narcotrafic, le principe du dossier coffre a été consacré pour les enquêtes et les instructions relatives à des infractions relevant de la criminalité organisée à propos des techniques spéciales d’enquête (accès à distance aux correspondances stockées par la voie des communications électroniques accessibles au moyen d’un identifiant informatique, recueil des données techniques de connexion, interception de communications, sonorisation et fixation d’images d’un lieu ou d’un véhicule, activation à distance des appareils électroniques mobiles, captation de données informatiques). Plus précisément, le nouvel article 706-104 du code de procédure pénale prévoit que, lorsque la divulgation des informations relatives à la mise en œuvre d’une technique spéciale d’enquête (TSE) est de nature à mettre gravement en danger la vie ou l’intégrité physique d’une personne ou de son entourage, le juge des libertés et de la détention (JLD) peut autoriser que n’apparaissent pas dans le dossier de la procédure les informations relatives à la date, à l’heure et au lieu de la mise en place de la TSE et/ou les informations permettant d’identifier une personne ayant participé à l’installation ou au retrait du dispositif technique permettant la réalisation de l’acte d’investigation. Ce sont donc deux séries d’informations qui peuvent être dissimulées : des informations pratiques relatives à la date, à l’heure et au lieu de mise en place de la TSE ; des informations personnelles relatives à l’identité des personnes qui ont mis en place et/ou retiré le dispositif technique support des investigations (de manière générale, on peut relever le développement, avec la loi narcotrafic, des dispositifs de protection et d’anonymisation des personnes impliquées dans la procédure comme enquêteurs, interprètes ou encore agents de l’administration pénitentiaire). A ces deux séries d’informations occultées, il faut ajouter la requête du procureur de la République (dans le cadre d’une enquête) ou du juge d’instruction (dans le cadre d’une instruction) demandant le coffrage.

Les informations mises sous coffre sont inscrites dans un dossier distinct qui n’est accessible qu’aux magistrats impliqués dans la procédure, à l’exclusion de la personne mise en cause. Deux dossiers sont donc amenés à coexister : le dossier de la procédure ouvert à la personne mise en cause (mais tronqué) et le dossier distinct (ou dossier coffre) qui contient les informations sensibles accessibles uniquement aux magistrats impliqués dans la procédure.

Parce qu’il s’agit d’une limitation importante aux droits de la défense, des garde-fous sont prévus dans la loi : d’une part, la requête du procureur de la République ou du juge d’instruction demandant le coffrage, comme la décision du JLD autorisant le coffrage doivent être motivées et cette décision motivée est jointe au dossier de la procédure ; d’autre part, outre la contestation possible de la TSE en elle-même, la personne mise en cause peut, dans un délai de 10 jours à compter de la date à laquelle il lui a été donné « formellement » (selon l’exigence du Conseil constitutionnel sur ce point, §351 de la décision) connaissance de la TSE, contester le recours au coffrage devant le président de la chambre de l’instruction. Ce dernier peut soit décider de « décoffrer » le dossier et donc de verser au dossier de la procédure le dossier coffré, soit rejeter la demande et confirmer le coffrage. Aucun recours n’est possible contre cette décision. Toutefois, selon l’article 706-104-1, une TSE dont les éléments de réalisation restent coffrés ne peut suffire à fonder une condamnation. Couplés au champ d’application limité du dossier coffre, ces garde-fous sont suffisants pour que le Conseil constitutionnel considère ces nouvelles dispositions conformes à la Constitution.

Si le principe du dossier coffre à propos des techniques spéciales d’enquête a été intégré dans le code de procédure pénale par la loi narcotrafic, qu’est-ce que le Conseil constitutionnel a censuré ?

Le Conseil constitutionnel, s’il a validé le principe du dossier coffre, en a toutefois limité la portée en censurant une disposition forte qui prévoyait que, hors les cas dans lesquels la connaissance des informations dissimulées est indispensable à l’exercice des droits de la défense (condition dont on pouvait se demander, au demeurant, ce qu’elle signifiait : quelles sont les informations dissimulées indispensables à l’exercice des droits de la défense ? quelles sont celles qui ne le sont pas ?), le JLD peut autoriser, à titre exceptionnel et par décision motivée, que certains éléments recueillis au moyen d’une TSE puissent fonder une condamnation, alors même que les conditions de réalisation de cette dernière ont été coffrées, dès lors que « leur connaissance est absolument nécessaire à la manifestation de la vérité en considération de raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l’enquête ou de l’instruction mais que la divulgation des informations [dissimulées] présenterait un risque excessivement grave pour la vie ou l’intégrité physique d’une ou de plusieurs personnes ». Derrière l’accumulation de formules excessivement lourdes et vagues, le texte (art. 706-104-2 c. proc. pén.) faisait prévaloir les objectifs de la procédure pénale (permettre la manifestation de la vérité) sur les intérêts de la personne mise en cause (avoir le droit de connaître les conditions d’obtention des preuves à charge) en raison de la particulière complexité et dangerosité de la criminalité organisée (nécessité de recourir à des TSE pour prouver des faits souvent difficiles à établir, tout en protégeant les enquêteurs) ; il permettait donc de condamner une personne sur le fondement d’éléments soustraits au débat contradictoire.

C’est parce qu’« elles n’excluent pas toute possibilité d’une condamnation fondée sur des éléments qui n’ont pas été pleinement soumis au contradictoire » (§362 de la décision), ce qui est contraire à l’article 16 de la Déclaration de 1789, siège de la valeur constitutionnelle des droits de la défense, que le Conseil constitutionnel censure cette disposition.

Le code de procédure pénale offre-t-il d’autres possibilités de coffrer une partie du dossier de la procédure ?

Contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre dans les médias, la possibilité de dissimuler (coffrer) certaines informations à la personne mise en cause existait avant la loi narcotrafic et au-delà de la seule hypothèse de la criminalité organisée.

Avant la loi narcotrafic, c’est l’existence d’un dossier distinct pour les actes de géolocalisation réalisés dans le cadre d’une enquête ou d’une instruction relative à des infractions de criminalité organisée (art. 230-40 c. proc. pén. depuis 2014).

Au-delà de l’hypothèse de la criminalité organisée, ce sont toutes les possibilités d’anonymisation que la loi narcotrafic a développées en matière de criminalité organisée (voir plus haut) mais qui existaient déjà par ailleurs : possibilité, à certaines conditions, pour tout policier ou gendarme, dont la sécurité risquerait d’être compromise, d’apparaître sous leur numéro de matricule dans les actes de procédure réalisés (art. 15-4 c. proc. pén. créé en 2017) ou encore dispositions sur le témoignage anonyme (art. 706-58 et s. c. proc. pén.).