Par Jean-Baptiste Perrier, Professeur à Aix-Marseille Université, Doyen de la Faculté de droit et de science politique, Président de l’Association française de droit pénal

Pour bien comprendre l’intérêt de cette proposition, qu’est-ce qu’un « parquet national » ?

Face à la gravité, à la complexité et à la dimension nationale, voire internationale, de certains faits, deux parquets nationaux ont été créés il y a peu : le parquet national financier (PNF), par la loi du 6 décembre 2013, qui est compétent pour les faits de grande délinquance économique et financière, et le parquet national antiterroriste (PNAT), par la loi du 23 mars 2019, qui est compétent en matière de terrorisme et de crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes et délits de guerre. Ces parquets nationaux sont situés au Tribunal judiciaire de Paris et sont composés de magistrats du parquet, de procureurs adjoints et de vice-procureurs aguerris et spécialisés, afin de mieux appréhender et poursuivre les faits visés. Ils sont dirigés par un procureur de la République – l’un financier et l’autre antiterroriste – dont l’expérience et le positionnement hiérarchique permettent d’assurer un traitement de qualité et indépendant de ces faits. S’il devait être créé, le parquet national anticriminalité organisée (PNACO) serait donc le troisième parquet national, construit sur le même modèle que les deux précédents, afin de répondre à un objectif similaire : la lutte contre les formes les plus graves de la criminalité et de la délinquance.

Comment fonctionnerait le parquet national anticriminalité organisée ?

Le fonctionnement du PNACO ne serait pas très différent de celui d’un autre parquet : il serait composé de magistrats, soumis aux mêmes règles de procédure, disposant des mêmes outils juridiques (même si ceux-ci peuvent être renforcés selon la nature et la gravité des faits) et des mêmes options procédurales. La différence tiendrait à la compétence nationale du PNACO : par principe, les faits sont suivis et poursuivis par le procureur compétent sur le territoire sur lequel ils ont été commis. Pour confier à un parquet national le traitement de certaines affaires, il faut donc déroger à ces règles de compétence territoriale et prévoir une compétence « concurrente ». Toute la question est alors d’identifier les infractions qui seraient confiées au parquet national.

Dans sa version issue de la commission des lois de l’Assemblée nationale, la proposition de loi prévoit que le procureur de la République anticriminalité organisée serait compétent pour les faits de criminalité organisée, hors terrorisme, « qui sont ou apparaissent d’une très grande complexité, en raison notamment de la gravité ou de la diversité des infractions commises, du grand nombre d’auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s’étendent ». À bien y regarder, les critères seraient souples, mais il est difficile de définir la gravité, et il appartiendrait donc aux magistrats d’apprécier l’opportunité de confier l’affaire au parquet national. La proposition de loi prévoit sur ce point que la compétence du PNACO serait « prioritaire » sur celle des autres juridictions, tout en instituant des règles particulières lorsqu’un juge d’instruction est déjà saisi. Il ne s’agirait donc pas d’une compétence exclusive, mais d’une compétence prioritaire, qu’il faudrait articuler avec celle des parquets locaux et du parquet national.

Quel serait l’intérêt d’un parquet national anticriminalité organisée ?

L’actualité témoigne, hélas, du fait que certains faits de criminalité organisée dépassent désormais nos frontières, certains « chefs de réseaux » pouvant se trouver à l’étranger. De plus, les actes d’une gravité exceptionnelle ne sont plus exceptionnels : outre les nombreux « narcomicides », commis en lien avec le trafic de stupéfiants, on pense à l’assassinat de deux surveillants pénitentiaires, le 14 mai 2024.

La criminalité liée au trafic de stupéfiants semble s’être aggravée et le législateur souhaite se doter de nouveaux moyens pour appréhender les faits les plus graves. La logique du PNACO serait ici la même que pour les deux autres parquets nationaux : ces faits graves et complexes doivent être suivis et poursuivis par des magistrats spécialisés, expérimentés et dotés de moyens adaptés, notamment de moyens humains (magistrats, attachés de justice, assistants spécialisés, personnels de greffe, etc.). Grâce à ces moyens et à cette spécialisation, le PNACO serait donc mieux armé pour lutter contre le « haut du spectre », pour reprendre les termes du rapport de la commission des lois du Sénat, en lien avec un service de police spécialisé, l’Office antistupéfiants (OFAST), et avec la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), créée par la loi du 23 mars 2019 et qui a été à l’œuvre pour coordonner l’arrestation et le transfert de Mohamed Amra, soupçonné d’évasion et de plusieurs autres crimes. L’idée est d’avoir, pour les faits les plus graves, une spécialisation de l’ensemble de la chaîne pénale, jusqu’à l’exécution de la peine, puisque la « spécialisation » de certains établissements pénitentiaires est d’ores et déjà annoncée.

Certains acteurs critiquent la création de ce parquet national anticriminalité organisée. Pour quelles raisons ?

À la différence des deux autres parquets nationaux, le PNACO fait en effet l’objet de certaines réserves, de la part des magistrats notamment. Cela s’explique par le fait qu’à la différence du parquet national financier, qui poursuit désormais des faits qui l’étaient peu jusqu’alors, et du parquet national antiterroriste, qui a pris la suite de la section spécialisée du parquet de Paris, le parquet national anticriminalité organisée devra trouver sa place au sein d’une organisation juridictionnelle déjà opérationnelle, ce qui fait naître certaines questions. Si le PNACO est créé, il faudra en effet articuler sa compétence avec celle des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) qui enquêtent, instruisent et poursuivent les faits de criminalité organisée grave depuis de nombreuses années et avec efficacité.

Certains craignent encore l’éloignement géographique qu’impliquerait ce parquet national car la grande criminalité organisée repose sur des réseaux ou des organisations qui peuvent être très différents les uns des autres et pour lesquels la connaissance du terrain est précieuse. La dernière crainte est sans doute celle à laquelle il faut prêter le plus d’attention. Derrière la création du PNACO et la spécialisation de ce nouveau parquet national, l’on retrouve cette polarisation de la justice pénale et cette forme d’« hyper-justice » qu’incarnent les parquets nationaux : pour les faits les plus graves, les moyens les plus importants. Or, cette spécialisation se fait au détriment des autres juridictions qui ne bénéficient pas des mêmes renforts, ni des mêmes moyens. Le risque est alors que le traitement de la criminalité organisée la plus grave se fasse au détriment du traitement des formes moins graves, si tant est qu’il en existe en la matière.